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(Anthologie permanente) James Schuyler, Le cristal de lithium, traductions inédites de Jean-René Lassalle

Par Florence Trocmé

LithiumPoezibao propose ces traductions inédites d’un long poème de James Schuyler, par Jean René Lassalle qui a composé simultanément la note biographie et bibliographique du poète américain (1923-1991).
Le cristal de lithium (1)

L’odeur de la neige, piquant les narines quand le vent la soulève depuis la plage
Obturant les yeux, mêlée de sable, ou quand la neige s’étend sous les lampadaires et sur tout
Et que l’air s’évacue dans un gazeux revigorant
Qui change les poumons en flotteurs d’hiver, vivifiant, et la blanche nuit chatoyante
Géle au regard un creusement de vagues, balsamique, salé, inattendu  :
Des heures après la nage, assis pensant mordillant une envie à l’ongle
Et le goût des cristaux – à tes yeux – invisibles irradie le monde
“La mer est sel”
“Et moi aussi”
“Ronge pas tes ongles pointus”
   et le parfum métallique d’une pointe – ou ce sont des clous ? –
Éjecté par un léger souffle d’entre les dents et buté au bon endroit
(Panneaux et sciure) la boîte à clous est sillonnée de froid
En permanence comme du marbre, toujours quelques degrés plus froide que les espaces d’air où elle se trouve,
Ressenti quand on met sa joue sur le comptoir où est posée une tasse blanche à liseré bleu
Un comptoir à exhalaisons hivernales en dépôt luisant infinitésimalement
La promesse, vers la fin d’un jour brasillant à la fin de septembre, d’un froid baiser
De draps de marbre pour celui qui avance vite pieds nus dans la neige et tôt
Mais seulement jusqu’à la poubelle – cogne, jette – et retour claque la porte :
Trop froid pour se lever cependant aux extrémités des stores le ciel
Se présente bleu de flammes qui éclatent sur une mer rouge où flottent des charbons noirs :
Des galets dans une poche incrustent la couture de grains de sable
Qui, comme ils le devaient, réalisent enfin un motif entre pied et pied de lit
“Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place” quel gâchis quelle erreur
Cela semble, quand la neige en gras flacons fourrés main tombe lentement et régulièrement sur la mer
“Vous la voyez, vous ne la voyez plus” grondent les vagues qui griffent la rive et roulent
À tes pieds (bottés) un sapin de Noël dépouillé d’aiguilles
Encore entortillé d’une floppée de guirlandes ternies, légèrement alarmant comme la pensée
D’une électricité mouillée ou d’une foudre engourdie et pour tes maux avides de santé
Le vent te décerne : des Lèvres Gercées : sur lesquelles frotter la dernière acquisition du Temps
Une graisse à laine de mouton mal parfumée, en conserve sous forme de bâtonnets
Extrait de : James Schuyler : The Crystal Lithium, Random House 1972. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle.
The Crystal Lithium (1)

The smell of snow, stinging in nostrils as the wind lifts it from a beach
Eye-shuttering, mixed with sand, or when snow lies under the street lamps and on all
And the air is emptied to an uplifting gassiness
That turns lungs to winter waterwings, buoying, and the bright white night
Freezes in sight a lapse of waves, balsamic, salty, unexpected:  
Hours after swimming, sitting thinking biting at a hangnail
And the taste of the—to your eyes—invisible crystals irradiates the world
“The sea is salt”  
“And so am I”
“Don’t bite your nails”
  and the metal flavor of a nail—are these brads?—
Taken with a slight spitting motion from between teeth and whanged into place
(Boards and sawdust) and the nail set is ridged with cold
Permanently as marble, always degrees cooler than the rooms of air it lies in
Felt as you lay your cheek upon the counter on which sits a blue-banded cup
A counter of condensed wintry exhalations glittering infinitesimally  
A promise, late on a broiling day in late September, of the cold kiss  
Of marble sheets to one who goes barefoot quickly in the snow and early  
Only so far as the ashcan—bang, dump—and back and slams the door:
Too cold to get up though at the edges of the blinds the sky  
Shows blue as flames that break on a red sea in which black coals float:  
Pebbles in a pocket embed the seam with grains of sand
Which, as they will, have found their way into a pattern between foot and bedfoot
“A place for everything and everything in its place” how wasteful, how wrong
It seems when snow in fat, hand-stuffed flakes falls slow and steady in the sea
“Now you see it, now you don’t” the waves growl as they grind ashore and roll out
At your feet (in boots) a Christmas tree naked of needles
Still wound with swags of tarnishing tinsel, faintly alarming as the thought
Of damp electricity or sluggish lightning and for your health-desiring pains
The wind awards: Chapped Lips: on which to rub Time’s latest acquisition
Tinned, dowel shaped and inappropriately flavored sheep wool fat  
Extrait de : James Schuyler : The Crystal Lithium, Random House 1972.
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Le cristal de lithium (2)  “”

Un brouillard poisseux éclipsant les sens “Je ne vois rien
Sans mes lunettes” “effectivement tu ne peux pas voir quand elles sont embuées
Ainsi. Déboîte, gare-toi, essuie-les.” Le tonnerre d’un jour d’été
Déboule sur l’asphalte noir scintillant et un jus d’herbe coupée épaissit l’air
Façon “Remue jusqu’à ce qu’il nappe la cuiller, enlève du feu, laisse refroidir et congèle”
Tout à fait, à grisailler vers davantage de neige peut-être, dans laquelle une petite bande
De – moineaux ? – petits oiseaux en tout cas couleur de matou poussiéreux s’envole
En diagonale ponctuée, et ah voici la réponse :
Des étourneaux, lourdauds du pays des oiseaux, se disputant
La hiérarchie du picorage, respectueux d’aucun droit (coutumier d’oiseau) mal-aimés (oh?)
Pas aussi aimables que certains : et c’est tempéré, en plus la température
Dévisse pour atteindre une neigeosité d’un tel moelleux au parfum de rose
Faite d’un incolore onguent givrant : Bonne Fête Patronymique, Geai Bleu, chancelant
Sur des ailes ralenties vers un soi recroquevillé depuis un froid enchevêtrement de forsythias
Et par-dessus ces pensées s’agite un autre imbroglio cramé, plutôt par une ardeur
Que par le froid, quoiqu’on va se faire griller avec ce froid qui envahit
Tout, comme si nageant sous l’eau dans une eau clairement poissonneuse tu
Inspirais et découvrais que c’était possible, même vivre, mais trouvais aussi qu’en fait
Tu n’aimais pas ça, janvier, étendu sur un lit de glace, le dégorgeant
Février en forme de flet, et mars avec son livre de poche à bille d’acier,
Avril dingo mal habillé au grand rire, et mai
Qu’on élira évidemment Miss Bien Aimée (elle s’y attend),
Juin au sourire dentifrice, frais sorti de son bain de puces, et l’énorme juillet
Qui bande ses muscles, août en étuve aux cuisses et yeux accordés, puis septembre
Planant vers l’octobre bleu, novembre austère et décembre monotone à mourir, qui de temps
En temps d’un regard vierge étonné sort de sa main un as d’atout
Ou à la racine des cheveux blanc glace de la nouvelle lune applique le reste gibbeux :
Global et bleu, colombien, fade bleu fin délinéé comme le premier jour
De février quand, dans un capital financier flambé puis gelé s’amassant
Sans plan pour devenir son propre meilleur monument les gratte-ciels s’entassent
Comme des jetons de poker (signé : “Autodidacte”), au centre du panorama traverse
Un wagon plat empilé de cinq très modestes canots, bâchés,
Plus un adolescent en pantalon violet, une femme de chambre dans son uniforme et un “c’est pas réel
Tout cela” de manteau et chapeau cosaques, un bus au quart plein d’étrangers et
Autres accessoires familiers des jours courts qui rallongent : “Il les a dépassés en taille
Avant qu’on puisse se retourner” et voir derrière soi le paysage du passé
Où des barques échouées lézardent et des falaises en terrasses s’ornent d‘oranges
Parmi de sombres feuilles aux reflets d‘étoiles, descendant les rudes marches vertigineuses
Souillées de perles excrémentielles de chèvres – quel emballage – tu – il – elle –
L’un – quelqu’un – s’arrête pour détacher une tige de myrte et réciter toutes les lignes
De Goethe qui lui reviennent ainsi que celles en français, “Connais-tu …?“ l’air
S’emplit d’une rognure crayeuse de gommes tapotées, derrière les dunes de février
Extrait de : James Schuyler : The Crystal Lithium, Random House 1972. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle.
The Crystal Lithium (2)

A greasy sense-eclipsing fog “I can’t see
Without my glasses” “You certainly can’t see with them all steamed up  
Like that. Pull over, park and wipe them off.” The thunder of a summer’s day
Rolls down the shimmering blacktop and mowed grass juice thickens the air
Like “Stir until it coats the spoon, remove from heat, let cool and chill”  
Like this, graying up for more snow, maybe, in which a small flock  
Of—sparrows?—small, anyway, dust kitty-colored birds fly up  
On a dotted diagonal and there, ah, is the answer:
Starlings, bullies of birdland, lousing up
The pecking order, respecters of no rights (what bird is) unloved (oh?)  
Not so likeable as some: that’s temperate enough and the temperature  
Drops to rise to snowability of a softness even in its scent of roses  
Made of untinted butter frosting: Happy Name Day, Blue Jay, staggering  
On slow-up wings into the shrunk into itself from cold forsythia snarl  
And above these thoughts there waves another tangle but one parched with heat
And not with cold although the heat is on because of cold settled all  
About as though, swimming under water, in clearly fishy water, you  
Inhaled and found one could and live and also found you altogether  
Did not like it, January, laid out on a bed of ice, disgorging
February, shaped like a flounder, and March with her steel bead pocketbook,
And April, goofy and under-dressed and with a loud laugh, and May  
Who will of course be voted Miss Best Liked (she expects it),
And June, with a toothpaste smile, fresh from her flea bath, and gross July,
Flexing itself, and steamy August, with thighs and eyes to match, and September
Diving into blue October, dour November, and deadly dull December which now
And then with a surprised blank look produces from its hand the ace of trumps
Or sets within the ice white hairline of a new moon the gibbous rest:  
Global, blue, Columbian, a blue dull definite and thin as the first day
Of February when, in the steamed and freezing capital cash built  
Without a plan to be its own best monument its skyline set in stacks
Like poker chips (signed, “Autodidact”), at the crux of a view there crosses
A flatcar-trailer piled with five of the cheaper sort of yachts, tarpaulined,
Plus one youth in purple pants, a maid in her uniform and an “It’s not real
Anything” Cossack hat and coat, a bus one-quarter full of strangers and  
The other familiar fixings of lengthening short days: “He’s outgrown them
Before you can turn around” and see behind you the landscape of the past
Where beached boats bask and terraced cliffs are hung with oranges
Among dark star-gleaming leaves, and, descending the dizzying rough stairs
Littered with goat-turd beads—such packaging—you—he—she—
One—someone—stops to break off a bit of myrtle and recite all the lines
Of Goethe that come back, and those in French, “Connais-tu ... ?” the air
Fills with chalk dust from banged erasers, behind the February dunes  
Extrait de : James Schuyler : The Crystal Lithium, Random House 1972.
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Le cristal de lithium (3)

Des chars à glace filent et parmi les roseaux serpente un petit courant gelé
Où des gosses en kapok patinent et jouent à Ville Secrète tandis que le soleil
Se couche avant le dîner, la neige sur les champs rosit et sous la glace incubée
L’eau coule obscure avec au-dessus une liquéfaction jamais vue de soleil
Dans un jaune chimique plus vert que soufre un miroitement de dérivé pétrolier
Incroyable, non-désiré, aussi agréable que si quelqu’un qu’on avait connu toute sa vie
Disait la chose la plus inconcevable puis continuait à laver la vaisselle : le ciel
Ruisselle d’une passion impersonelle en trainées d’avions qui s’effacent (les yeux s’écartèlent de froid)
Et sur la plage, au milieu de l’écume transie en dense bordure dentelée comme
Une bizarre broderie d’oreiller gaufrant la joue, sur le sable assombri par l’eau les vagues
Se dégagent du gel, une mouette s’étrangle sur le long fil nylon d’une canne à pêche et le chien
Part trotter fièrement, la queue haut dressée, pour enterrer un futur dîner dans l’herbe coupée sur une dune :
Les chars à voile replient leur voilure et tout le monde s’engouffre dans des voitures pour aller au supermarché,
Ses aliments et nettoyants séduisants vendus sous mélodies avec parfum de souvenir gravé
“Rhubarbe de serre”, “Soda Lolita”, “Futurs citrus”, “Haricots amers budget” et
Dans son parking immense comme le baiser auquel on cède le plus intensément
Dans un décor de feuilles, une arrière-boutique, une maison sur la colline admirée pour être
Un peu plus ancienne que d’autres (et plus jolie?), un homme en tablier blanc embrasse une voiture
Du regard brièvement dans le froid comme quelqu’un s’étreignant lui-même pour trouver chaleur ou amour
- Quel travail de peinture, lisse comme une aubergine ; quelle carcasse riche en viande , lisse comme une aubergine
- Est-ce trop demander à notre voiture qu’elle nous comprenne ? L’inverse ne l‘est pas et le ciel
Cartographie de nouvelles routes, si bien qu’en conduisant perpendiculairement au vent, les rangées de nuages
Parviennent à diminuer la perspective, partie d’une carte postale représentant une peinture
Au-dessus des broussailles d’un chêne où une station-service possède : essence, toilettes verrouillées (pour conserver la saleté)
Un distributeur de boissons gazeuses bouzillé, aucune carte et “Je pourrais pas vous dire où c’est” ainsi
Le ciel se réduit à une couleur, là où la flaque d’hier
Offre son hospitalité aux détritus humains et naturels, dans leurs bronzages et argentés
Et ces gravillons noirs dans les coins d’une pièce dans tel ou tel tas de déchets
Où la lampe du plafond brûle nuit et jour et nous regardons chacun vers ou dans
Les yeux de l’autre avec l’espoir que l’autre y lira bien ce qu’il lit là : la neige, un vent
Soulevé ; l’eau noire, cisaillée de blanc ; et ce qui est, ce qui est au delà
Du bonheur ou de l’amour ou mêlé à eux ou plus qu’eux ou moins, l’inchangeant changement
“Regarde” disait l’océan (il était secoué, comme nos draps) “regarde dans mes yeux”
Extrait de : James Schuyler : The Crystal Lithium, Random House 1972. Traduit de l’anglais (américain) par Jean-René Lassalle.
The Crystal Lithium (3)

Ice boats speed and among the reeds there winds a little frozen stream  
Where kids in kapok ice-skate and play at Secret City as the sun
Sets before dinner, the snow on fields turns pink and under the hatched ice
The water slides darkly and over it a never before seen liquefaction of the sun
In a chemical yellow greener than sulphur a flash of petroleum by-product
Unbelievable, unwanted and as lovely as though someone you knew all your life
Said the one inconceivable thing and then went on washing dishes: the sky
Flows with impersonal passion and loosening jet trails (eyes tearing from the cold)
And on the beach, between foam frozen in a thick scalloped edging so like
Weird cheek-mottling pillowcase embroidery, on the water-darkened sand the waves
Keep free of frost, a gull strangles on a length of nylon fishline and the dog
Trots proudly off, tail held high, to bury a future dinner among cut grass on a dune:
The ice boats furl their sails and all pile into cars and go off to the super market
Its inviting foods and cleansers sold under tunes with sealed-in memory-flavor
“Hot House Rhubarb” “White Rock Girl” “Citrus Futures” “Cheap Bitter Beans” and
In its parking lot vast as the kiss to which is made the most complete surrender
In a setting of leaves, backs of stores, a house on a rise admired for being
Somewhat older than some others (prettier, too?) a man in a white apron embraces a car
Briefly in the cold with his eyes as one might hug oneself for warmth for love
—What a paint job, smooth as an eggplant; what a meaty chest, smooth as an eggplant
—Is it too much to ask your car to understand you? the converse isn’t and the sky
Maps out new roads so that, driving at right angles to the wind, clouds in ranks
Contrive in diminishing perspective a part of a picture postcard of a painting
Over oak scrub where a filling station has: gas, a locked toilet (to keep dirt in)
A busted soda pop machine, no maps and “I couldn’t tell you thet” so  
The sky empties itself to a color, there, where yesterday’s puddle  
Offers its hospitality to people-trash and nature-trash in tans and silvers  
And black grit like that in corners of a room in this or that cheap dump  
Where the ceiling light burns night and day and we stare at or into each  
Other’s eyes in hope the other reads there what he reads: snow, wind  
Lifted; black water, slashed with white; and that which is, which is beyond
Happiness or love or mixed with them or more than they or less, unchanging change,
“Look,” the ocean said (it was tumbled, like our sheets), “look in my eyes”
Extrait de : James Schuyler : The Crystal Lithium, Random House 1972.


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