Magazine Culture

(Note de lecture), Christine Girard, Ruines, par Régis Lefort

Par Florence Trocmé

Bernard Noël, (Note de lecture), Christine Girard, Ruines, par Régis LefortL'épigraphe, tirée du Livre de l'oubli de Bernard Noël, inscrit les poèmes de Ruines dans une filiation directe, comme nous allons le voir. Il s'agit ici, à la fois, de l'histoire d'une " parole empêchée ", c'est-à-dire de l'oubli devant lequel le langage éprouve un vertige avant de devenir poème, et de celle d'un cheminement " dans le chaos d'une mémoire trébuchante " pour essayer de retrouver " la ruine d'où ça naît ". La ruine " construit de nouveaux espaces renouvelle la mémoire, comme une autre respiration prend place ". Peut-être peut-on, dès lors, au travers de ces quelques mots, reconnaître une parenté avec ce que Bernard Noël annonce dès l'ouverture de son livre : " L'écriture est fondée sur un détournement originel qui s'oublie tellement en lui-même qu'elle cherchera toujours d'où elle vient. " 1 De même, " la mémoire s'éloigne de l'expérience et déjà elle imagine... on ne crée pas avec la mémoire, mais avec l'oubli. " 2 Et en effet, dans Ruines, une mémoire trébuchante tente, " dans un cadrage serré du regard ", de " danser jusqu'à plus soif " pour retrouver ce qui est enfoui dans le souvenir, peut-être même, davantage, enfoui dans l'oubli du souvenir. Mais ici, danser revient à écrire. Ruines est l'histoire d'une psyché.
La ruine, ou cet originel du verbe, dont le lieu est ancré bien plus profondément que l'inconscient 3, est " un geste qui s'inscrit dans le temps, un désœuvrement qui s'enracine qui prend racine ". Or, le temps déglutit, avale, digère, efface, oublie pour, à son tour, être cassé, émietté, évanoui, effacé. Alors s'ouvrent " les formes " puis une libération par l'écriture et le mystère sans cesse renouvelé de la naissance du poème. Plusieurs mouvements accompagnent cette traversée sur fond de " crissement " et de " bruissement " : celui, lancinant de la balançoire et son " grincement sifflant lancinant ", " qui n'aime rien d'autre que le vent " et finit par " se fige[r] un moment " ; celui plus sournois des images, ensevelies sous les " gravats ", " des images épargnées par le feu " dont les restes s'obstinent quand ils n'arrivent pas sous forme de " rafales " ou de " bourrasques dans la tête ", trop violentes pour être saisies, se pressant, s'agglutinant, jusqu'à ce que " le regard se resserre autour du motif " et s'ouvre, même si " par instants les yeux se découragent " ; celui d'une force intérieure qui pousse vers l'avant des mots, vers leur " ciel si blanc ".
D'ailleurs, cette force intérieure comme une pulsion de vie, progresse peu à peu : " ça tambourine ", " ça crisse ", " ça bruit ", " ça se recompose ", " ça s'éventre ", " ça bruit " à nouveau, " ça s'affole ", " ça résiste ", " ça bruit ", " ça se fissure, se fendille ", enfin " ça naît ". Cette progression non linéaire permet de passer de l'ombre à la lumière : en effet, depuis le début du livre où tout paraît englué dans le noir, " dans les longs couloirs noirs les murs couverts de suie ", l'espace quitte l'obscurité et peu à peu gagne en lumière - " le noir s'éclaire s'illumine se grise " comme la poète se grise aussi à ce mouvement ascendant empli d'espérance -, " le blanc creuse les noirs ", les images sortent par " éclats d'images noir blanc ", puis " le noir s'ouvre au blanc ".
Finalement, pour gagner l'espace de l'écriture, il aura fallu accepter la ruine, " être là dans la ruine " jusqu'à devenir soi-même la ruine 4. Et si, comme l'écrit Bernard Noël " nous oublions les choses et les images, nous n'oublions pas les mots " 5, c'est avec les mots que Christine Girard retrouve l'oublié. On croit les mots " perdus à jamais ", il semble que le temps les dilue, " les mots peinent ", mais " un mot pousse un autre une écaille tombe, plus rien ne demeure que le ciel qui s'offre infiniment ". Reste alors à " s'égarer ".
Régis Lefort,

Le Livre de l'oubli, Paris, P.O.L., 2012, p. 7-8.
Ibid., p. 20.
Ibid., p. 14 : Le territoire de l'oubli ne se confond pas avec celui de l'inconscient [...] L'inconscient n'est que la couche superficielle de l'oubli [...] "
Ibid., p. 30. Cf. " On ne peut se maintenir dans le lieu, s'y attarder ; on ne peut même pas être Ibid., p. 43. dans le lieu : on ne peut qu'être le lieu, de même que l'oubli ne peut être que l'oubli, à la différence de tout le reste qui appelle un avec, un dans, un hors... "
Christine Girard, Ruines, Éditions Faï fioc, 2018, 48 pages, 8€


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines