La plupart des traditions estiment que les plaisirs des sens sont incompatibles avec les plaisirs des sens. Dans certaines approches non-dualistes, on les tolère, au motif qu'ils ne peuvent troubler la paix de l'absolu que nous sommes vraiment, au-delà de tout. L'absolu, notre essence, notre vrai Moi, qui nous sommes vraiment, ressemble alors à une pierre, comme dit le shivaïsme du Cachemire.
L'absolu est certes inaltérable, mais cela ne veut pas dire qu'il est insensible. Pareil à un miroir en ce qu'il n'est pas altéré par les reflets qu'il génère en son sein, il n'en est pas moins affecté. La conscience est Lumière, mais elle est Lumière qui sent, qui juge, qui pense et qui réagit.
La philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ) est ainsi célèbre pour avoir introduit cette distinction entre la conscience comme Lumière transcendante qui manifeste (prakâsha, "lumière"), et la conscience comme pouvoir de ressentir, de juger, d'évaluer, de penser (vimarsha), qui désigne aussi le fait qu'en se manifestant à travers les états et les phénomènes, la conscience se réalise elle-même, elle prend conscience d'elle-même, se ressent, je juge, se pense, et ainsi de suite.
Dès lors, une fois que la conscience s'est reconnue ainsi, elle jouit des plaisirs des sens, qui sont comme autant de manière pour elle de se réaliser. Un plaisir est une vague dans l'océan de la félicité consciente, une émotion dans l'Emotion, une vibration dans l'universelle pulsation du coeur qu'est la conscience, âme et vie de toutes choses.
C'est ce que nous rappelle Outpala Déva dans ce beau verset :
Parvenus à tes pieds,
tes amoureux indéfectiblesse délectent de tous
les plaisirs qui leur échoient.
(Hymnes, X, 2)
L'être absolu que nous sommes vraiment, au-delà de toute définition objective, est d'abord conscience, c'est-à-dire liberté, pourvoir de prendre conscience de soi "comme" ceci ou comme cela. C'est le plaisir gratuit de jouer. C'est le vertige sauvage d'improviser. Pour le meilleur et pour le pire. Une exploration de soi, à l'infini, jusque dans la pire finitude. Un émerveillement de pouvoir se réaliser jusque dans la plus abjecte aliénation. Il existe un modèle de cela, un modèle familier : l'artiste. Donc tout, en vérité, est compatible avec la vie intérieure, car cette vie est liberté.