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Mieux vaut penser que vivre ( Fernando Pessoa )

Par Jmlire

Mieux vaut penser que vivre ( Fernando Pessoa )Fernando Pessoa -

" Depuis bien avant le petit jour, et à l'encontre des coutumes solaires de cette cité limpide, la brume enveloppait d'un manteau léger; que le soleil dorait progressivement, les maisons successives, les espaces abolis, les reliefs su terrain et des bâtiments. Lorsque fut venue, cependant, l'heure haut dans le ciel qui précède midi, la brume moelleuse a commencé à s'effilocher et, en souffles légers, en ombres de voiles, à s'effacer impondérablement. Vers dix heures du matin, seul un ténu et mauvais bleuissement du ciel dénonçait la brume qui avait été.

Les traits de la ville renaissaient peu à peu tandis que glissait le masque dont elle s'était voilée. Comme s'ouvre une fenêtre, on vit se lever le jour déjà levé. On sentit un léger changement dans les bruits de tout ; d'autre sons firent aussi leur apparition. Une nuance bleutée se glissa jusque sur les pavés de la chaussée et dans l'aura impersonnelle des passants. Le soleil, s'il était chaud, l'était encore humidement, et se trouvait invisiblement filtré par la brume déjà inexistante.

"L'éveil d'une ville - dans la brume ou non - est toujours, à mes yeux, un spectacle plus émouvant que la naissance de l'aurore sur la campagne. Elle renaît bien davantage, il y a bien plus à en espérer lorsque - au lieu de dorer simplement, d'abord d'une obscure clarté, puis d'une lumière humide, enfin d'un or lumineux, les prés, la silhouette des arbustes, la paume ouverte des feuilles - le soleil multiplie tous ses effets possibles sur les fenêtres, les murs et les toits, - sur les fenêtres si nombreuses, les murs si différents et les toits si variés - matin vaste et divers par tant de réalités diverses. L'aurore à la campagne me fait du bien ; l'aurore sur la ville me fait à la fois du mal et du bien et, pour cette raison, me fait plus que du bien. Oui, car l'espérance plus vaste qu'elle m'apporte garde encore, comme toute espérance, un léger goût d'amertume, empreint du regret qu'elle ne soit pas réalité. Le matin de la campagne existe ; celui des villes promet. L'un fait vivre, l'autre fait penser. Et je sentirai toujours, comme tous les grands maudits, que mieux vaut penser que vivre."

Fernando Pessoa : extrait de " Le livre de l'intranquillité" 1982, Christian Bourgois, 1999

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fernando_Pessoa

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