« Lire des textes en public n’est pas déclamer la poésie mais l’effectuer sur place », écrit Christian Prigent dans un livre – texte et son – qui vient de paraître aux Presses du réel. De cette « effectuation », dont La Voix de l’écrit (en 1985) et L’Écriture, ça crispe le mou (en 1997) avaient esquissé le « projet », Poésie sur place en reformule le « procès ». Le court essai éponyme qui referme l’ouvrage invite à lire et à entendre, séparément ou en même temps, les textes qui le précèdent. Y est défini précisément « l’objet » créé par « l’action vocale » (où s’inscrivent divers éléments : « volume de salle, distance et densité du public, durée de performance, choix des postures, gestion des intensités sonores, des cadences, des intonations, des souffles, distribution des harmoniques et des dissonances »). Cet objet, note l’auteur, « n’est pas identifiable au texte qui lui a servi de support » ; il se forme dans « l’altercation » (mot qu’on soulignera volontiers) : échange bref et brutal, dispute vive, querelle parfois violente, contestation, prise de bec… Altercation donc « entre la sophistication écrite et la soufflerie physique ». Confrontation d’intensités, face à face musclé où phrases et phrasés s’évaluent (force, ampleur, étendue, danger) et se mesurent autant qu’ils se toisent pour mieux se régler, sinon s’accorder, dans la démesure de leur commune exécution. « Si un tel objet apparaît, précise Prigent, c’est en tant qu’effet de cette rencontre (au sens de match). »
Poésie sur place offre quatorze exemples de ces altercations où s’effectue la poésie. Certains sont inédits (« Clélie avec Sade », « Le Rhétoricien malade », « Zoorthographe d’usage »), les autres ont paru dans des livres déjà anciens (« La leçon de chinois », « Litanies », « Pnigos », « Liste des langues que je parle »). Aux textes, présentés comme des « partitions composées pour des lectures-performances », répondent des enregistrements, publics ou non, de ces lectures. Exécutées parfois à deux voix avec la comédienne Vanda Benes, elles font et défont l’écrit, le refont et le dépassent. Plus qu’une simple rencontre qui se mettrait en scène, l’altercation performative déforme, déplace, reforme ; elle est distorsion incessante de la trace écrite, projection du matériau verbal dans l’oral, combat de mots et de sons. Le sens des textes tremble, peut-être même « s’en trouve-t-il changé (leur mode d’action en tout cas, leur impact d’affects – sinon le détail de leurs significations) ». L’écrit poétique, « quelque silencieusement inscrit qu’il soit », est donc « une composition de voix » : voix hétérogènes, débitées « d’une seule haleine » (voir « Pnigos »), haletantes bouche contre bouche (voir « Les langues que je parle ») ou soufflées (voir « Je ne suis pas un monstre ») ; langues dissonantes, hautes et basses, formalisant le « réseau des représentations toujours-déjà verbalisées dans lequel nos vies se déplacent ». Trouer ce « réel », donner à voir, à goûter, à sentir, à entendre autrement : le son et le rythme dérangent jusqu’à la dérégler la continuité sémantique de ce réseau, scansion et propulsion en perturbent la codification, le récit, la narration. Émergent par glissements phoniques –interpellation du sens par le son – du non-dit et de l’inédit, obscur ou négatif, mais aussi de l’inattendu et de l’inentendu, vivants, lumineux, éclatants.
Cette « rumeur de fond » fournit à l’écrivain « le matériau qu’il va formaliser ». « Faire poésie », écrit Prigent, c’est « composer des formes verbales qui soient un dépassement, un réglage en beauté de cette rumeur ». Opération difficile, que recherche la performance et qui en est le lieu même. À lire et à écouter Poésie sur place, on mesure l’exigence qui soutient et commande un tel « dépassement » dont on relève les traces sur la page, dont on entend la poussée dans la respiration, le timbre, la scansion de la voix :
Ça meugle au loin
Angoisse au coin
La langue au fond
Le monde
Le monde
Le monde entier
Le monde entier est dans ma bouche
Olivier Penot-Lacassagne
Christian Prigent, Poésie sur place. Partitions, Les Presses du réel, coll. « Al Dante », 2018, 112 p. 18€ (avec un CD)
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