Magazine Culture

(Note de lecture), Marc Alyn, T'ang l'obscur, Mémorial de l'encre, par Béatrice Bonhomme

Par Florence Trocmé

Entre encres, proses et poèmes, un mémorial de la beauté et de l'amitié

(Note de lecture), Marc Alyn, T'ang l'obscur, Mémorial de l'encre, par Béatrice Bonhomme
T'ang l'obscur, Mémorial de l'encre (Voix d'encre, 2019) est un hommage bouleversant de Marc Alyn à son ami disparu à travers un texte tissé de poèmes et de proses dans l'alternance des encres de T'ang Haywen (1927-1991). Ce dernier, calligraphe de l'invisible, d'origine chinoise, élaborait d'éblouissantes cosmogonies dans son modeste atelier de Montparnasse où les deux amis, poète et peintre, se retrouvaient pour faire signe à l'absence par le poème et le trait. Passion et dessaisissement sont les signes de ces deux œuvres qui se rencontrent et se croisent dans la profondeur de leurs traces, comme effacées par un cristal de neige.
Le poème se tisse répandant son sang d'encre comme la trace de la calligraphie sur la page blanche. Traces de pluie, empreintes de l'arbre ou de la forêt, mains éblouies sur les cavernes de la mémoire humaine, marécages de silence, fleurs de l'invisible, taches de lumière, ocres des terres et des automnes, bulles d'eau et de nénuphars, bouquets de feuilles et de neige. Le trait et le poème procèdent d'un retrait, le sens se dérobe au moment où l'on croit le saisir, nommer, c'est s'absenter et seul l'anéantissement permet de rendre la présence. Poète et artiste choisissent le détachement intérieur, l'apprentissage de la douceur, du vide et de ce qui spontanément advient. Le poème et la calligraphie adviennent par ce qu'il y a de plus subtil, reliant entre eux les différents aspects du réel, les ouvrant l'un à l'autre, les faisant communiquer dans une nouvelle esthétique du passage et de la porosité comme disponibilité aux fluctuations du monde, comme limpidité et transparence :
Le néant - confiait-il - inverse le vivant
tel un gant retourné
dans le sens de l'absence :
l'univers- livre déroulé
gelée royale
ou neige épouvantée.
Poésie faite de cristal et de simplicité. En face du poème, le texte en prose se présente en italiques : " Nulle empreinte sur la grève ". Poésie sereine et détachée, belle dans sa limpidité, dans son atmosphère de présence-absence, de manifestation et de retrait. Rien n'accapare l'attention ni ne l'obnubile. Tout ce qui commence à prendre forme se retire et se transforme, tracé d'écriture comme traces, sentiment de dessaisissement qui auréole l'écriture de vague et de solitude, mais cette délicatesse contient la plus extrême présence, ce qui passe inaperçu devient inoubliable, la saveur idéale étant celle de la neige, de l'eau, de " la respiration des oiseaux privés d'ailes ". Poésie qui n'est accessible qu'à partir d'un véritable itinéraire intérieur, le vide accueillant en lui tous les mondes possibles de " l'homme, sous-entendu, escamoté "
Peut-être ai-je omis d'effacer
sur le sable lagunaire
mes pas riverains du Léthé ?
L'expérience émotionnelle est décantée, la conscience reflète d'autant mieux, selon la vieille métaphore de l'eau paisible et du miroir, l'infinie richesse de la vie intérieure et " l'or potable des chrysopées / au terme des odyssées prodigieuses ". Le cheminement est initiatique, franchissant les seuils et les porches vers une sagesse ancienne, faite de porosité au monde : " Peut-être notre karma s'édifiait-il sur les débris sanglants de ces identités ". Paysage de calme, de solitude, paysages noirs, ocres et blancs, au tracé circulaire, ouverts sur de vastes étendues. L'écriture devient celle de l'effacement du signe, de ciels d'ocre et de blancheur neigeuse : " la mort [...] ne tuant qu'afin de se défendre des attouchements de la vie ".
Quelque chose commence là où se retire une fin qui se survit, transitoire. Le tracé d'herbes est intouchable, intact. Il ne se donne à voir qu'au tact de l'œil. Le fragile et l'intouché font image de virginité. La profusion des miroitements, vite devenue l'idée d'une fuite ou d'un envol, qui enjoint de saisir avant que tout échappe, se contraste de l'impression d'un noli tangere de neige et de fleur. Au désir de toucher la merveille, s'ajoutera l'interdiction du contact pour laisser chance à la fragilité et à la scintillation d'une beauté qui s'évanouit.
La Chine intérieure de Marc Alyn et de T'ang Haywen est imprégnée de cette esthétique du retrait : " au-dessus d'un royaume tissé de courbes et de griffures, enfanté par l'encre de Chine ". Ce qui est essentiel ne se perçoit que par le creux qu'il dessine, créant le mystère : " l'œil s'envolait à paupières battantes, ivre de se dissoudre en l'air vibrant d'abeilles ". Le foyer complexe d'où rayonnent les voies est une situation de séparation : " les pluies sans feu ni lieu issues d'un ciel revêche, ruisselaient sur la ligne de fuite des confins ! ".
La pensée de l'absence l'emporte, comme si l'écriture à mesure qu'elle formulait le désir, l'abolissait, dissolvait son objet. L'originalité de cette poétique de la Chine intérieure, entre poèmes, proses et encres, réside dans ce lien entre l'inscription d'une part et l'effacement d'autre part.
il pratiquait le contre-envoûtement
l'exorcisme des formes
habile à dénouer
les nœuds gordiens de l'horizon
Fatalité de la non-connaissance, de la non-possession, de la non-conquête inscrite dans la manifestation même du désir. Le voyant est un voyageur en blanc : " Le ciel, ballon bleu échappé de la main d'un enfant, fait claquer dans le vent ses étendards de neige ". Le blanc énonce l'effacement de ce qui a été dit, le lieu où la signification fera défaut. C'est autour d'une absence, au cœur d'un néant que s'inverse et se retourne le poème.
Introduction d'une sorte de vide, d'absence dans le langage. C'est dans le blanc que gît l'essentiel, le temps blanc : " Entre la mémoire et le vide, l'éternité creusait ses casemates, lesquelles ne contenaient, le plus souvent qu'un jeu de cartes éparpillées sur un tapis poussiéreux brodé de volubilis d'une blancheur de perdrix des neiges ". Il n'y a rien à dire, seulement un geste blanc à accomplir, point de fuite infini, trou dans la représentation. Dès lors le poète et l'artiste approchent du principe de nécessité intérieure. Vivant chaque instant comme un dessaisir, pensant nu, ils permettent de muer les dominations en dessaisissement :
Lorsque la mort nous embobinera
dans le papier tue-mouches de ses bandelettes
au point zéro des muettes horloges
seuls les porteurs de cannes blanches
formeront notre garde rapprochée
Le poète et le peintre, " voyeurs éborgnés " saisissent, en même temps qu'invisiblement ils se retirent, ne nous donnant du réel que pauvre, dénué, fragmentaire, fêlé. Juste " la ligne mélodique " du poète et du calligraphe. Au bord de l'eau, la neige tombe et la Chine intérieure devient neige intérieure, neige plus profonde, le cœur découvre son retrait, son renoncement, sa simplicité. Il s'agit de faire de l'absence une alliée, une source de reflets. Poétique de l'absence, du non-dire, du seuil et du bord :
les sans-yeux -laissait-il entendre-
Sont les lecteurs les plus lucides
Tout va vers une esthétique de cristal et d'automne, recherche de beauté diaphane signe de " terreur des squales blancs ", prise qui ne saisit pas hormis l'or des mondes, des enfances, des spectacles dans le rideau rouge des miroirs.
Ces nageurs du dessous de l'onde
[...] se meuvent sans un geste
s'expriment sans parler "
Le poète et l'artiste entrent dans le monde intérieur, hier, demain peut-être dans l'intérieur de la mort, par la route de l'absence. Partout le sel, l'automne, la trace d'encre chinoise, l'ocre et le noir tracé forment le décor de cette esthétique de la réticence. Le texte est du côté du vide, de la béance, de la porosité, de l'ouverture, de la disponibilité où tout peut advenir de ces oracles, de ces épiphanies, de ces aurores, de ces lumières, de ces nuits hallucinées où viennent boire les loups.
Le geste de l'écrivain et du peintre est geste de distanciation, de dessaisissement, de retrait. Désormais la nudité est dénuement comme vœu de pauvreté, comme voie de pauvreté, la poésie est faite de trous, de lacunes où " s'évanouissent les locataires de ces immeubles tatoués ". Le poète et le calligraphe s'avancent ensemble, dans l'humilité, vers la foudre, l'or et la vision hallucinée où luit le Noir suprême :
sans laisser plus de trace
qu'un flocon pris de neige
dans les closeries du cristal.
Béatrice Bonhomme
Marc Alyn, T'ang l'obscur, Mémorial de l'encre, illustrations T'ang Haywen Voix d'encre, 2019, 126 p., 32€
Sur le site de l'éditeur :
T'ang Haywen (1927-1991), calligraphe de l'invisible d'origine chinoise, ayant vécu à Paris dès 1948, recréait inlassablement le monde d'un pinceau à la fois délicat et puissant. Ce fut un prince en exil voyageant incognito et ne possédant que son œil de phénix pour édifier un univers d'encre et de merveilles. Ainsi élaborait-il d'éblouissantes cosmogonies dans son modeste atelier de Montparnasse. C'est là que je lui rendais visite, au seuil des années soixante, tout au bonheur de le regarder peindre avec des mines de chat somnambule. Notre amitié dura jusqu'à son décès survenu à 64 ans. " La mort, m'avait-il confié avec un sourire énigmatique, ne met pas fin à nos rêves ".
En effet, depuis sa disparition, son œuvre, de plus en plus visible à travers le monde, fait peu à peu de lui l'un des artistes marquants de la modernité aux côtés de Zao Wou-Ki et de Chang Dai-Chien.
Marc Alyn rend un hommage bouleversant à son ami disparu à travers ce long poème fulgurant tissé de proses, nouveau Livre des Morts. Dans ses Mémoires, qui viennent de paraître sous le titre Le Temps est un faucon qui plonge (Pierre-Guillaume de Roux, 2018), il consacre des pages lumineuses au peintre chinois dont Balthus disait : " Je pense à T'ang quand je vois des montagnes disparaître dans la brume. "


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines