Les textes rassemblés dans ce volume s’expriment en une langue picarde vivante et vivifiante, au sens où elle n’émane pas de la consultation de dictionnaires mais du vécu du poète romancier Lucien Suel. Dans L’Avertissement le « jardinier sous le ciel du Nord » (alias Lucien Suel) précise :
« La langue picarde que je parle est celle apprise dans
mon enfance. Ce n’est pas ma langue maternelle, plutôt
ma langue grand-materne
(…)
Jusqu’à ma rencontre avec Ivar Ch’Vavar au début
des années 80, je n’imaginais pas écrire dans cette langue
populaire. Lorsque je l’ai fait, je n’ai pas voulu me plonger
dans les dictionnaires existants, et j’ai écrit en n’utilisant
que le lexique dont je disposais dans ma jeunesse. »
Voici donc une langue naturellement cultivée dans le terreau de l’enfance, entretenue dans Le Jardin ouvrier (revue amiénoise où une part importante de l’œuvre poétique de « ch’gardinier » poète a été publiée). Suel bine, aère, bêche la terre à laquelle « i donne à minger » comme il nourrit de mots son Silo (blog littéraire du poète), « s’bat(tant) conte ch’l’intropie », infatigable à « fouir », toujours et encore enfouir, travaillant la terre/langue nourricière. Il tourne et retourne et fertilise la terre comme il plante ses mots hors des lignes battues et
« Ch’est cha, chelle musique !
Ch’est cha, chelle poésie ! »
Dans une langue picarde reprenant le "patois" que le poète et romancier entendait parler par ses grands-parents « et aussi dans la cour de récréation à l’école primaire de Guarbecque (Pas-de-Calais) », Lucien Suel plante en neuf ambiances locales -que la langue picarde relève de ses sonorités et images rustiques et pittoresques- neuf tableaux vivants que le lecteur même non picardisant pourra savourer grâce à une traduction en français suivant chaque texte.
Le premier texte, au titre éponyme du livre, D’ù qui sont chés viaux, donne le « la », donne l’allant, l’allure d’où s’écoule, s’énonce la vie, ici parmi les veaux dans les pâtures, avec un brin de mélancolie rattrapée par le souffle d’un humour revigorant (« qui ravigote » dirions-nous en nos terres picardes).
« Mi, quand qu’j’étos jon-ne, qu’j’arvénos d’l’école,
ej ravisos chés viaux dins chés pâtures.
Quand qu’j’étos moin jon-ne,
ej ravisos chés files, quinquefos dins chés pâtures.
À c’theure qu’ech vi-in viux,
ch’aré chés vieux qu’j’voudros raviser ;
mais in-n sont mi pus dins chés pâtures.
Tout cha, ch’est fini.
À c’t’heure, chés viaux i sont infremés.
Tertous des clones !
Et pis, des files, in-nin vo pu gramint non pus dins
chés pâtures.
Pus d’viaux,
pus d’files,
pus rin ! »
Puis l’on retrouve Captain Beefheart, déjà rencontré dans Les Lettres de la nuit de Christian Edziré Déquesnes (Station Underground d’Emerveillement Littéraire, Isbergues, 1999). La musique nous soulève dans cet opus poétique, via Captain Beefheart entendu pour la première fois par Lucien Suel à Amougies (qui donne son titre au deuxième texte), « in tchiot villache in Belgique, pon fort lon d’Tournai », lors d’un festival de musique pop, rock et free jazz. La rencontre est électrochoquante : « J’n’avos jamais intindu quit-cosse ed’parel, / del’forche pure, del’poésie qui t’quéyot d’zeur, / comme enne drache à z-iux d’vaque » (« Je n’ai jamais rien entendu de pareil, une force pure, la poésie qui vous tombe dessus, comme une averse d’orage »). La musique -et la poésie- nous prend aussi via Patti Smith, l’icône rock aussi poétesse que Suel entendit en concert au Folk Festival de Dranouter en Belgique : sa lecture évoquée de Howl d’Allen Ginsberg nous remue les lèvres en même temps que celles de Suel remuant en même temps que celles de Patti Smith. Nous vivons la charge émotive dans la force d’une catapulte arrivée sur scène avec des mots touchant nos « yeux pleins de larmes » et le solo de Smith à la clarinette qui suit la lecture nous emporte avec, notre dynamo étoilée dans la mécanique diurne et nocturne insufflée par des baisers de source fraîche comme en laisse, traces indélébiles, la poésie pure, fraîche (référence au magazine The Star Screwer (le Baiseur d’Etoile) que publiait Lucien Suel et aux premiers vers de Howl d’Allen Ginsberg).
Ech’picard rouscaille gramint dans cette publication bellote des Éditions de la Librairie du Labyrinthe (librairie amiénoise du quartier Saint-Leu), D’ù chés qui sont chés viaux, de Lucien Suel. Où le poète déclaque pour nous, non pour que l’on écoute s’il pleut, mais bien pour nous parler de la vie, à nous (tertous) qui sommes dans le même bateau (Ch’batchiau).
Murielle Compère-Demarcy
Lucien Suel, D’ù qui sont chés viaux ? et autres textes en picard, Éditions de la Librairie du Labyrinthe, 2019, 61 p., 8€
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