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(Note de lecture), Sophie Loizeau, Les Loups, par Yves Boudier

Par Florence Trocmé

Sophie Loizeau  Les LoupsIl est souvent difficile à la lecture attentive d’une œuvre d’en saisir, au-delà de ce qui apparaît rapidement comme les éléments d’une thématique propre à l’auteur, ce qui présida à ses choix esthétiques, d’identifier les ressorts rhétoriques qui conduisent à l’organisation textuelle, en particulier lorsqu’il s’agit de poésie, c’est-à-dire d’une écriture qui s’inscrit dans un jeu de temporalités le plus souvent désarticulées et dont la forme d’ensemble doit créer et scander le rythme qui sous-tend et donne sens au livre, doit tisser le fil quasi invisible qui lie entre elles les séquences, qui instruit les relances et l’achèvement-inachèvement en spirale de chacun des cycles.
Ainsi, repérer, dénouer les ligatures pour en percevoir la force d’engendrement, de création, relèverait-il de l’art de celui ou celle qui, arpentant un espace naturel ou un paysage construit, en épèlerait, sous la surface d’un lexique et d’une syntaxe en acte(s), les déterminations ressortissant à la pulsion d’écriture la plus intime du poète, à ce que dicte silencieusement la scène de l’inconscient.
Tel le paysagiste qui joue des forces contradictoires de la nature pour en exalter les possibles, Sophie Loizeau possède ce talent, cette tekhnè au sens antique du terme, le pouvoir de rendre visibles les lois qu’elle choisit pour procéder aux montages en réciprocité dialogique des poèmes, à la fois dans la dynamique de chacun d’entre eux et dans la mise en pages du livre lui-même. Ce geste passe par une très grande attention portée à l’agencement des séquences, à la manière d’organiser le jeu des titres comme un archi-poème surplombant les textes, d’exiger la plus grande précision dans la nomination des lieux et des espaces qui suscitèrent et sculptèrent une parole exprimant la sidération, la souffrance, la jouissance, l’ironie jusqu’à la colère et l’indignation du poète elle-même devant, en l’occurrence, les trop nombreuses disparitions d’espèces animales et naturelles.
Nommons en premier lieu cette ronde des titres et des lieux, à l’image du mouvement circulaire des membres d’une meute animale délimitant par ses fumées et sécrétions son territoire : à quatorze reprises les Contrées cerclent les Bosquets, le Potager du roi, ouvrent sur la baie d’Audierne, la rivière de l’Odet, les parcs et châteaux, évoquent avec sensibilité un lieu crucial, Arnouville, (origine, source-cœur de la tendresse du quotidien, de la traversée de l’enfance perdue, naissances et morts confondues), appellent la neige, questionnent les Muses, sillonnent le Jardin du Petit palais, le parc de Saint-Cloud, le Lubéron enfin. Une Carte de Tendre, redessinée et de nouveau légendée ? Bien qu’absentes du livre, Madeleine de Scudéry et Catherine de Rambouillet ne sont pas loin, que j’imagine séduites naguère par les loups rodant sur les rives du Lac d’indifférence.
Puis, en second lieu, il convient de démasquer les fantômes qui hantent et donnent à certains poèmes la chair spectrale de leur influence sur les lectures de la poète : anonymes indiens, Homme-Caribou, Héhaka Sapa, figures muséales de plâtre, de marbre ou de bronze, figures souterraines de Lamartine, Stendhal, Bosco, Giono, Tolkien, Diderot et Jérôme Rothenberg, autant de lectures séminales, de parangons d’une lycanthropie généralisée, d’un « lyrisme propre / à la célébration et à l’extase » (1) (p. 16). Comme dans la tradition des contes aussi bien que sur le flanc des montagnes ou sur les routes de la transhumance, les loups se cachent entre les pages du livre qui pourtant souffle d’emblée à l’œil et à l’oreille leur nom en lui conférant le statut fondateur d’un titre qui appelle la meute. Paradoxe, en effet, que cette visibilité qui s’avère être une manière d’aveuglement et une surdétermination de leur présence-absence dans notre imaginaire collectif, force à l’œuvre dès la première page tournée.
Dans ce livre paysage, courageusement et non sans un lyrisme de l’intimité, Sophie Loizeau substitue aux nominations des étapes de la séduction et aux violences des contiguïtés amoureuses conçues sur le mode de l’art de la guerre, une déclinaison des actes de prédation qui conjuguent les complicités entre l’humain et le naturel, entre un corps doté de langue, de parole, avec celui criant, hurlant de l’animalité fascinante, cruelle mais meurtrie, combattue, dressée, domestiquée et mise en demeure de renvoyer une image de soumission qui, masquant le mensonge qui instruit son asservissement, justifierait l’attention que l’homme ne lui porte plus sinon pour satisfaire sa pulsion mortifère. La poétique de Sophie Loizeau en effet se fonde sur cette contradiction et de la sorte démasque les impostures, les nomme par le menu, s’adresse aux êtres qui lui sont chers, jusqu’à nous lecteurs, complices dessillés du grand ravage contemporain.
Parcourir attentivement ce livre, c’est donc faire l’expérience sensible de ce qui nous lie à l’argile, aux graminées, aux insectes, aux arbres et buissons, aux bêtes, à la grande cosmogonie dont nous procédons : « au premier sang l’enfante bascule tout / à coup dans la femme / son corps se sacre / en grand mystère devient la Terre / -mère » (p. 44). Toutefois, le poème n’est jamais simple récit mais toujours attaché à sa mise en forme, propre à révéler les failles, les affres subis par une nature blessée et plus encore peut-être par une nature dont la potentielle puissance salvatrice demeure le seul avenir possible. Certes, l’ombre des loups parcourt-elle ce livre pour tracer les lisières mouvantes où les deux temps de cette contradiction se frottent l’un à l’autre, soulignant en creux la discrétion et la violence d’apparitions-disparitions d’un corps féminin au fil d’un livre qui restitue la tresse des sentiments « d’admiration ou de crainte quand ces signes l’étaient / sur les parois les peaux » (p. 57), dans leur chronologie et la forme induite par l’écrin à chaque fois différent des lieux parcourus, hantés, incorporés dans un poème extrait de la chair célébrée d’une femme poète qui ne s’absente pas de ce que ce livre nous permet de ressentir de sa présence au monde, pudeur et impudeur nécessairement mêlées.
Le « rituel de la sauge » à deux reprises (p. 47 et 73) libère, comme autant d’électrons alimentant la matière poétique de ce livre galaxie des blessures, les éléments qui ont travaillé au cœur de chacun des poèmes. Liste dénotative, épellation des isotopies sémantiques itératives qui ont trouvé dans le travail du vers et de la césure leurs voix et leur capacité à conjurer la présence de la mort de celles et ceux qui nous ont précédés : « je passe le bâton de sauge sur eux la fumée / les absorbe s’évacue par la fenêtre / je me lave avec la fumée le visage / et les mains j’éteins // le bâton plonge dans l’eau de la coquille d’ormeau » (p. 74).
Conclure alors avec Jorge Luis Borges : « Et cependant quelque chose tient bon. / Et cependant quelque chose gémit. » (2)
Yves Boudier

1. Sur ce point, je renvoie à l’analyse subtile proposée par Michel Collot in Le Chant du monde dans la poésie française contemporaine, p. 167-169, coll. « les essais », éditions Corti, 2019.
2 « Sont les fleuves », in La Proximité de la mer, une anthologie de 99 poèmes, traduit de l’argentin par Jacques Ancet, Gallimard 2010.
Sophie Loizeau, Les Loups, éditions Corti, 2019, 80 p., 16€
On peut lire quelques extraits de ce livre dans l’anthologie permanente de Poezibao


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