Oriflamme
Artaud d'Emmanuel Loi a la dimension d'un livre en une quarantaine de pages écrit avec les nerfs. C'est un écrit rugueux parti en quête d'une réalité aussi entêtée qu'un casse-tête. Il n'apprendra rien sur Antonin Artaud avec qui il ne s'agit pas de comprendre mais de toucher ce qui se dérobe. Il n'apprendra rien qui soit de l'ordre d'une information nouvelle ou d'une interprétation supplémentaire mais, par contre, il se ressaisira d'une boussole, mesure et dimension, où la nature d'Artaud respire. Il s'emparera de l'état insurrectionnel de celui qui s'est battu contre les "envoûtements massifs" et les puissances trompeuses.
Je me souviens avoir douté, il y a longtemps, alors que le texte m'éblouit par son punch et le voltage de l'expression, de l'identification d'Artaud à Van Gogh, et si j'ai douté d'une telle assimilation, c'est parce que je n'avais pas vu au bout des couleurs éclatantes ce qu'est la peinture de Van Gogh. Or, quand Artaud nomme une couleur, il la crie et l'enflamme comme le peintre avec la forme d'un cyprès. Artaud ne s'assimile pas à Van Gogh, il loge dans son incandescence qui est le véhicule de sa propre traversée.
Loi ne se voit pas dans Artaud et ne cherche pas à s'y voir mais il partage une brûlure en voleur de feu. Il ne s'y voit pas, lui, mais ce qu'Artaud lui apporte l'ouvre à ce qu'il est. Le texte insiste sur la mise au ban, sur le refus de la part de plusieurs types de sociétés d'un individu n'adhérant à aucun rôle, pas plus celui de surréaliste ou de révolutionnaire que celui de poète ou d'artiste, ne parlant jamais au nom d'une ligne, d'un mot d'ordre, d'une unité, ne se constituant pas en corps comme on pourrait parler du corps diplomatique, enfin de quelqu'un dont le corps est travaillé par la désynchronisation et le décalage auditif, qui ne parle pas la langue de l'ensemble mais celle du déphasage, projetant celle-ci à l'autre bout de l'indicible, quand elle devient spasme et glossolalie.
Les différentes rencontres de Loi avec la lecture d'Artaud, leurs circonstances, le récit des différentes découvertes des moments de son œuvre ne constituent pas seulement un parcours, ils creusent surtout un éloignement, un esseulement de plus en plus grand. Le fil biographique raconte une béance qui s'ouvre : l'inadéquation gagne du terrain, toute tentative de rassemblement augmente la fracture. Loi s'approche d'Artaud avec ses expériences et c'est grâce à ses lectures qu'elles prennent leur portée. C'est un naufragé qui lui apporte le courage du lâcher-prise et l'endurance dans l'esseulement.
Rien n'a éloigné Artaud du monde dont il ressent la réalité en visionnaire, car la réalité est pour lui bien plus surréelle que le surréalisme, pour démarquer ses paroles. Ça n'est pas une vision hyperlucide quant à l'état d'effondrement de la pensée, aux manipulations collectives et aux expériences génétiques qui fera d'Artaud un éloigné du monde ou de la réalité, pas plus ses adresses aux législateurs : il est en plein dedans. Il a vu toutes les comédies sociales, des ralliés du surréalisme aux convertis du freudisme et il y a vu des mots d'ordre qui sont des asphyxies. C'est là où Loi le tient le plus fort, mesurant ce qu'il en coûte d'enfreindre, là même où il entend les échos de sa vie, de l'infraction à la fracture.
Seul saisit la réalité celui qui la met à l'épreuve. Elle ne peut l'être qu'avec violence puisque c'est ce qu'elle renvoie. Il faut qu'il y ait eu de la violence dans son indépendance pour qu'Artaud en ait reçu un tel retour : la censure, les traitements psychiatriques durs. Certains voudraient démystifier la malédiction et la persécution, beaucoup d'arguties fondées, mais sans importance pour Loi qui connait aussi bien en Artaud l'essayiste, le chercheur, le directeur de théâtre et le secrétaire d'une revue dont il a sorti les meilleurs numéros que "le suicidé de la société". Personne ne souscrit à des images spectacularisées réduisant Artaud, même pas à celle du "jeune premier". Loi dépasse la méfiance des mythes auxquels il ne souscrit pas par une certitude : la mise à mort de celui qui a enfreint la règle. La liberté d'Artaud encourt une peine parce qu'il a opposé sa violence à celle de la société tout entière, agressant son oppression. Il a subi une sanction. Loi met l'accent sur l'anarchisme combatif d'Artaud alors que cette œuvre est lue comme apolitique.
Cependant, Loi précise que c'est dans le corps que ce combat a lieu, en dehors de tout vocabulaire politique. La maladie, c'est la guerre, la peste le théâtre du démembrement des corps. C'est dans le corps que l'Histoire et le politique ont lieu, non pas le corps organique ou viscéral, quoique cela y soit aussi, mais celui impossible à rassembler, se vivant disloqué comme celui d'Artaud, et en même temps ligoté, dans les bandelettes de la momie ou sous la couronne d'électrodes, ce dans la hantise des crimes collectifs. C'est avec ce qui se joue dans son corps et sa langue en tant que faiblesses, effondrements qu'Artaud est le témoin le plus contemporain de son époque. Par l'addiction, les chocs électriques, la machination, son corps est le théâtre cruel des "envoûtements collectifs".
Comme une ombre, pour Loi, la présence de la lecture d'Edgar Poe dans Artaud. Une autre ombre que je risque, ce que lis d'Artaud dans William Burroughs, lecture hypothétique.
Le texte de Loi insiste sur ce qui, dans les moments de l'œuvre et la vie du Momo, marque des ruptures : ruptures amoureuses, exclusions, enfermements. Le malentendu gagne. Parlant du comportement d'Artaud à son retour d'Irlande, André Breton avait eu ces mots : "Il avait oublié ses défenses". Il faut être bien nu et bien désarmé pour affronter la réalité avec la canne de saint Patrick ! La rupture, c'est d'avoir oublié ses "défenses", c'est-à-dire toute prudence, d'avoir oublié de montrer les signes d'une conciliation. Artaud ne s'arrange avec personne, il n'est pas arrangeant. Il plaidera qu'il n'a jamais rien fait de plus grave que Van Gogh ceinturant son chapeau d'un rang de bougies... Car comment aurait-il fait pour peindre la nuit ? Pour se moquer des accusations de folie, on donne parfois un gage de bon sens...
Alors Artaud vivrait-il la Passion ? objecteraient ceux qui rejettent les thèses de l'immolation et de la persécution... Non, il vit le supplice. Le corps ligoté n'a pas attendu l'hôpital psychiatrique pour porter la camisole, dès l'adolescence, parce que la maladie est déjà un carcan, l'addiction un singe, le manque, une agonie. Loi voit le corps disjoint audible dans la langue d'Artaud comme ayant éclaté en frappant sur l'obstacle, comme il martelait. Il le perçoit dans une langue allant vers l'aveuglement, encore plus rapide que l'intuition, cherchant les mots dans l'aveuglement pour les bouger de leur inertie. Il fait entendre dans ses retours sur sa propre vie des assonances, des équivalences de termes : les répétitions d'une troupe de théâtre dont il fait partie, une odeur de soupe renvoyant au réfectoire de l'hôpital psychiatrique où il est infirmier. C'est là où la lecture devient matière.
Loi écrivant avec Artaud ne l'imite jamais et fait d'autant plus entendre sa propre voix qu'il est invité par ce dernier à travailler l'impulsion, l'impact. L'appui est là, le soutien aussi, comme le billot martelé. Écrire avec un marteau, avec des mots-bolides. La commotion, l'ébranlement ne connaissent ni précautions ni apprêts. La gorge roule une bousculade, bloc après bloc. Comme Artaud, mais pas plus "comme" que deux espèces très différentes, Loi est exact dans la tension et se soucie davantage de tonalité et de rythme que d'exposé. Beaucoup de moments ressemblent à des appels. Appels des forces mettant en mouvement le texte d'Artaud, le pèse-nerfs de ses refus. C'est un agir, la juste énergie d'agir dans les mots sans trafiquer leur inachèvement.
Frédéric Valabrègue
Emmanuel Loi, Artaud, in L'Infini n°144, Gallimard, 2019, 22€.