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Le jupon du mannequin s'éclaire avant l'ouverture du rideau de scène. On découvre alors Madeleine Béjart (Anne Bouvier, dont l'interprétation ira crescendo) en train de se maquiller tout en répétant son rôle, qu'elle peine à déchiffrer. Elle peste : Molière écrit mal mais il écrit bien. On perçoit clairement combien elle est admirative de son compagnon.
Ils ne sont pas mariés mais ils sont ensemble depuis vingt ans à la scène comme à la ville. Nous sommes en 1661, juste après le succès des Précieuses ridicules. Pour des raisons qu'il ne justifia jamais, Jean-Baptiste Poquelin (1622-1673) a pris le pseudonyme de Molière. Il était fréquent à l’époque que les comédiens changent de nom pour épargner la honte à leur famille (l’Église catholique considérait les acteurs comme des êtres dépravés et leur refusait d’être enterrés dans un cimetière).
Madeleine assume son patronyme. Les Béjart sont depuis toujours une famille de saltimbanques et ont l'habitude de parcourir les routes de France. Jean-Baptiste, fils du tapissier du roi, appartient à la bourgeoisie parisienne. Le théâtre est sa vocation mais il semble avoir du mal à accepter le changement de condition sociale. Il rêve sans nul doute de la reconnaissance royale.
Le couple s'apprête à jouer devant le roi Louis XIV, chez Fouquet, à Vaux-le-Vicomte. Molière ne cache pas sa peur à Madeleine qui le rassure : Nous venons jouer ici, c'est tout. Il est probable que la pression était énorme. On sait tous (avec le recul de l'histoire) combien cette fête fut lourde de conséquences, heureuses pour lui, mais dramatiques pour Fouquet et surtout pour son cuisinier Vatel. Le dramaturge est fort énervé, jugeant la musique de Lully comparable aux piétinements d'un troupeau de boeufs. A-t-il vraiment dit cela ou est-ce le fruit de l'imagination de Gérard Savoisien l'auteur de cette Mademoiselle Molière ?
La demoiselle en question n'est pas Madeleine mais Armande. C'est la fille de sa maitresse. Il n'est que le "beau-père" et en est éperdument amoureux ... comme le sera plus tard Woody Allen de Soon-Yi Prévin, fille adoptive de Mia Farrow et de son mari à l'époque, le chef d'orchestre André Previn.Madeleine soupçonne que le malaise de son conjoint a d'autres origines que la prochaine représentation malgré son enjeu. Elle tente d'en savoir plus. Tu ne me caches rien ? Il nie et la fait rire en imitant le vol d'une mouche. Ce moment est un petit régal. Le jour de ma venue l'interprète n'était pas Christophe de Mareuil mais Pierre-Olivier Mornas que je me souvenais avoir vu dans Revue d’un monde en vrac écrit et mis en scène par Stéphanie Tesson, dans La garçonnière sous la direction de José Paul et plus récemment dans Comme à la maison d’Eric Romand.
Je l'ai trouvé excellent, pour faire rire et aussi pour se glisser dans ce rôle complexe d'un homme désemparé, aimant sans doute encore Madeleine mais épris définitivement aussi d'Armande.
L'acteur a réussi à ne pas me le rendre antipathique. Ce n'était pas gagné. Avec quelle candeur il soupire après la révélation : tout est dit, je suis soulagé ...
Madeleine est dévastée : Ne me touche plus. Et dire que je t'ai tout donné! Elle n'est plus la compagne attendrie qui lui proposait un lait tiède avec du parmesan. Ni davantage la passionnée prête à se laisser renverser. Elle est jalouse mais aussi lucide et tente de le raisonner en lui jetant à la figure : la petite a le coeur chaud. Tu seras cocu.
Mais lui qui ne s'est pas encore marié veut en faire sa femme (de fait il l'épousera quelques mois plus tard). Aucun argument ne pourrait le faire changer d'avis.
Anne Bouvier interprète une femme trahie mais forte, bouleversante, qui fait front : ma vérité à moi qui va l'écouter ? Qui, malgré sa douleur et sa colère, suggère de demander l'avis de son ami Boileau qui saura lui expliquer combien l'amour est un doux plaisir mais qu'il ne durera pas. Et qui malgré tout restera fidèle à Molière.
- Tu as du coeur, reconnait l'homme avec admiration.- Non, de la tête, répond cette femme qui demeure digne en toutes circonstances.
Le rôle permet à la comédienne d'exprimer tout un registre d'émotions. Jusqu'à un humour discret : jouer, quel drôle de mot.
Le mariage de Molière choquera ses contemporains. Il est encore aujourd'hui synonyme de trahison ... même si Gérard Savoisien lui fait offrir à la toute fin un caillou en gage des sentiments qui continuent à les souder. A-t-il voulu signifier un remords en référence à l'étymologie du scrupule (en latin scrupulus ou "petite pierre pointue") pour indiquer un sentiment d'inquiétude ou un embarras.
L'affiche montrant une femme au coeur brisé est tout à fait juste.
Arnaud Denis signe une mise en scène efficace qui souligne combien les protagonistes s’aiment encore. Il interroge sur la place de la femme dans un couple, et a fortiori un couple d'artistes (un groupe entendra-t-on). Il nous les montre précipités dans un gouffre terrible dont personne ne sort indemne comme il l'indique dans sa note d'intention. Il a souhaité conserver l’atmosphère de l’époque, à travers les costumes et les éléments de décor et il a bien fait. Il a eu tout autant raison de proposer, avec l’accord de l’auteur, d’ajouter au spectacle trois extraits de pièces de Molière : L’Ecole des Maris, Les Fâcheux, et Le Dépit amoureux comme des parenthèses pour que le public puisse prendre plaisir à les voir à pied d’oeuvre dans la pratique de leur art et qui sont joués face à un public imaginaire, dos à la salle.J'avais davantage d'Anne Bouvier l'image d'une menteuse en scène, par exemple de La liste de mes envies de Grégoire Delacourt, de Darius aux Mathurins, Madame Marguerite au Lucernaire et de Kamikazes au dernier festival d'Avignon. Mais je sais bien qu'elle est aussi une comédienne magistrale. Elle a déjà reçu un Molière. C'était en 2016 pour son second rôle dans Le Roi Lear.
Elle est nominée cette année en tant que meilleure comédienne dans un spectacle de Théâtre privé et Mademoiselle Molière est aussi nominé au titre de Molière du Théâtre privé.Mademoiselle Molière, une pièce de Gérard SavoisienMise en scène Arnaud DenisAvec Anne Bouvier et Christophe de Mareuil en alternance avec Pierre-Olivier Mornas (c'est lui que j'ai vu)Au Théâtre Rive GaucheDepuis le 25 janvier 2019Du mardi au samedi à 19hMatinée le dimanche à 17h30(Relâches exceptionnelles les 1er, 17 et 21 mai 2019)