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(Note de lecture), Eugène Savitzkaya, Ode au paillasson, par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

Eugène Savitzkaya  Ode au paillassonQuand il n’écrit pas de faux romans, de fausses auto-fictions, dans de vrais faux genres littéraires, Eugène Savitzkaya lâche les tigres de son moteur imaginatif à dominante farce médiévale souventes fois. Les quatre textes réunis sous ce titre furent à l’origine publiés en revue, dans Luna Park pour trois d’entre eux.
Comme à son habitude, l’auteur déroute les genres. À l’origine, l’ode était un chant, lyrique en ce que le poète y laissait s’exprimer sentiments échauffés ; parfois crié ; d’un lyrisme choral. Les sentiments échauffés exaltaient de grandes pensées, de grands hommes, de grands faits, enfin tout ce qui trônait sur les hauteurs et à hauteur des dieux et des hommes évhémérisés, au pire héroïsés. Bref, autant une forme qu’un genre de grande noblesse. Alors, faire se rencontrer l’ode et le paillasson relève bien d’une farce digne d’Eugène Savitzkaya. Un genre-forme noble et un objet des plus terrestres et pédestres qui soit, comme si l’auteur voulait nous signifier que les dieux et les héros, il s’essuie les pieds dessus ; ce qui ne serait pas étonnant de la narquoiserie savitzkayienne. Le titre, donc, nous annonce une confrontation entre le haut et le bas, en juste lignée de l’écriture de Savitzkaya et de son héritage rabelaisien. Le texte éponyme est présenté par l’auteur comme étant un « jeu de faces », avec choralité fidèlement à l’ode (Annonceur public, Le Peuple invisible, Trois faces blafardes etc.), mais un jeu destiné à nous mener, comme pourrait l’induire le jeu de mots homophonique face/farce, dans une farce burlesque où seul compte le verbe, avec forces allusions délicieusement grivoises ou impies comme il s’en trouva au temps de la farce médiévale (« Comment aimes-tu ma courgette ? », demande l’Homme nu à la Femme nue, « Je me la fourre sous l’aisselle, je me la pousse dans l’oreille, je me la passe à la ceinture de soie, et je me la plie en deux », répond-elle). Voilà donc l’ode plongée dans les eaux de la farce. Le lecteur de l’auteur le sait, que celui-ci aime les fous, et l’ensemble des quatre textes collectés (« Ode au paillasson », « La guerre des anges », « Peuples périssables » et « Contre l’homme ») constitue une fête des fous verbale. « La guerre des anges » étant un déluge verbal préfigurant un déluge terrestre et céleste qu’on dirait lecture croisée de La Semaine de Du Bartas et de la tenture de l’Apocalypse :
« Au commencement, sur terre, l’eau était partout, couvrant le globe et saturant le ciel d’une grande épaisseur de voiles. On pouvait nager autant dans l’air que dans l’eau. L’eau était lourde de sel et l’air était composé d’embruns épais d’un bleu inconnu aujourd’hui. Il arrivait aux poissons de s’élever de plusieurs centaines de mètres au-dessus de la surface des vagues avant de se rendre compte d’une différence chimique et de redescendre lentement dans l’eau. C’est à cette époque que les anges, issus de la mer, apprirent à voler, c’est-à-dire à ramer dans l’air.
Regardez le fleuve qui scintille.
Au commencement, un ange survolait les flots, bien sûr un ange à six paires d’ailes, grand comme le plus grand oiseau qu’on puisse imaginer. Il y avait longtemps qu’il survolait l’étendue que le soleil avait déjà verdie et bleuie, quand il vit dans une périssoire un ange d’un autre acabit, à moins que ce ne fût un cormoran noir. L’ange blanc, appelé ainsi en raison de la couleur de son ventre, voulut se poser sur frêle esquif pour prendre quelque repos. L’ange noir lui refusa la place. Un premier combat eut lieu à la surface des eaux primordiales. L’ange noir claqua du bec et battit des deux ailes. Douze ailes tombèrent sur lui et le précipitèrent dans les flots où il alla heurter l’écorce encore souple de la terre. Les eaux s’agitèrent, la terre vibra et se craquela. Les nombreuses parties de la croûte terrestre entrèrent en collision, se heurtant, se brisant, se chevauchant. Des pans gigantesques de roche surgirent à la lumière. De ce combat, de ce tumulte, naquirent des plaines et des montagnes contres lesquelles vinrent crever et s’épandre les nuées créant des torrents charriant des boues et des pierres. 
»
Eugène Savitzkaya aime les textes destinés à être proférés (comme Nouba par exemple) et appartient à la gent dramaturge de la prose, à l’instar de Valère Novarina, dont les textes peuvent se proférer/performer sur scène, mais aussi se proférer dans le silence de sa lecture.
Jean-Pascal Dubost
Eugène Savitzkaya, Ode au paillasson, Ed. Le Cadran Ligné, 64 p., 14€. Lire des extraits de ce livre.


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