Poezibao ayant reçu trois notes de lecture à propos du livre d’Esther Tellermann Un versant l’autre a choisi, aujourd’hui, de les publier toutes les trois en même temps.
Ces notes sont signées Paul Darbaud, Michaël Bishop et Didier Cahen et elles sont publiées dans l’ordre où elles ont été reçues par le site.
1. Note de Paul Darbaud
Depuis Première apparition avec épaisseur, recueil paru en 1986 aux mêmes éditions Flammarion, la poésie d’Esther Tellermann, si elle a toujours conservé un noyau énigmatique et se révèle d’un abord parfois ardu, n’a eu de cesse d’interroger visiblement certaines frontières et franges de notre monde, à la recherche des manifestations, des lueurs d’un univers inverse, renversé, duquel surnageraient ici ou là de vagues reliques, les échos lointains d’un très ancien récit, d’une histoire fondatrice, ou les reliefs d’ouvrages aujourd’hui disparus. Il y aurait lieu d’ailleurs de relever les fréquentes occurrences liées à la peinture, l’extrême variété des couleurs citées, les références à la neige comme support initial, la disposition du poème sur la page, le traitement incisif des mots sertis comme des touches éclatantes, pour assimiler pleinement le dépôt du poème à un geste pictural.
Le titre, en confrontant une (re)présentation et son envers, n’évoque-t-il pas d’ailleurs un tableau ? Il semble d’abord inviter à la déambulation, ou à la divagation. Mais il appert assez vite que sa concaténation installe plutôt un mode opératoire qui vise moins à ménager un passage d’un versant à l’autre que d’accoler dans une vision spéculaire les deux pans d’une même présence, soumettre les deux expositions à une même lumière, offrir en quelque sorte un dispositif à pans pivotants. Nous essayerons de montrer comment ces deux faces peuvent se décliner, coexister comme à front renversés. Et quel rôle joue, dans cette frontalité, une grammaire sous tension.
Nombreuses seront les expressions qui viendront expliciter et développer tout au long du recueil cette première image, comme autant de commentaires et de variations. Les horizons qui basculent. L’autre côté des horizons. Tableaux qui s’inversent. Image double. Dans l’autre côté du monde. Vide écartèle l’autre côté*. Quand ce n’est pas à un renversement du monde auquel nous assistons : cieux d’en bas. Bleu se renverse. Volcan de dessous. Soleils d’en bas. Ou l’emploi inusité d’une préposition qui favorise l’indécision : entre le ciel.
Mais ce serait faire fausse route encore que d’accréditer la thèse d’un univers confus. Le lecteur est très vite frappé par l’extrême richesse, la luxuriante précision du lexique, quels qu’en soient les domaines. On trouve ainsi des citronniers, chênes, cèdres, lauriers, mûriers, acacias, câprier, amandiers, sycomores, saules, ormes, aussi bien que grenade, olive, citrons, myrtille, amande, orange, cerises, véritables taches de couleur, à confronter avec les minéraux plutôt sombres : gneiss, lave, ponces, obsidiennes, schistes, minerais, onyx. Pour finir quelques fleurs et arbustes : hibiscus, roses, euphorbe, magnolia, gentiane, lys, jasmin, renoncule, genêt ou églantier. Certains sont plusieurs fois nommés. Ce sont autant de motifs, d’archétypes poétiques, qui sont aussi bien volonté d’ancrer le poème dans une forme de figuration, que tentative de restauration du poétique. C’est ici qu’il convient de remarquer les élisions régulières d’articles, pronoms et termes de négation, qui renforcent le pouvoir de percussion des mots. (Cf. les premiers vers : Villes étaient closes). Se donnent ainsi à réentendre des vocables très estampillés poésie, par exemple source, lampe, ornières, glaciers, brumes, parfums, golfes..., à l’instar des paysages d’or, des promontoires ou des vaisseaux rimbaldiens, des lointains moins amers raciniens, des oiseaux voyageurs baudelairiens. Il n’est pas jusqu’aux nombreux ô qui ne soient une revisitation iconique de la poésie élégiaque. Au-delà du mot rehaussé, restauré et rétabli, qu’avaient dévoyé et empoussiéré les usages, se révèle le projet de confier le son répercuté et le legs du vers (racinien principalement) à la modernité. Dans le même ordre d’idée, on notera que le vers chez Tellermann est devenu au fil du temps très court, comme s’il était de plus en plus difficile d’extraire la matière textuelle, mais surtout dans l’optique impérieuse de condenser et contenir dans un minimum d’espace verbal la charge sonore, de faire retentir et briller le peu de mots ou le seul mot, dans une saturation au bord de l’implosion. Ceci pour que l’instant vibre. Pour tendre au rien poème, par quatre fois évoqué.
Cette quête, que le vocabulaire maritime abondamment illustre (bateaux, îles, îlots, archipels, voiliers, navires, vaisseaux) constitue évidemment le miroir formel de la recherche évoquée plus avant. Soit découvrir, juste derrière le visible, tout à côté du cadre, sous le plein et l’épais des mots, l’échancrure, l’interstice, l’alvéole, la faille, les chemins, les portes. Pour qu’apparaissent fugitivement, toujours sur le point de disparaître, les ors, les masques d’or, le reste de l’icône, les souvenirs tressés de Dieux, l’ange. Retrouver enfin les parfums de l’autre monde, les cités anciennes, l’éblouissement de la lumière, le lieu que n’inquiète aucune mémoire. Surtout peut-être : les syntaxes, le signe, un autre alphabet, le livre.
Sous le livre que nous lisons est donc un autre livre, ou sa survivance, ou plusieurs récits dont les guerres sont depuis longtemps éteintes, les cités détruites, les trésors pillés et dispersés, dont ne subsistent que des traces, la version lacunaire et fragmentaire, des tessons. Il ne s’élabore pas comme chez d’autres poètes par soustraction de texte, par effacement, mais au contraire par prélèvements incertains, miraculeux, par incidence, par saisie d’éclats ou d’échos, reflets d’un souvenir.
Il est une autre recherche enfin, plus secrète. Derrière celle de la fusion du rêve et de la réalité, du souvenir et du présent, des deux versants réunis, celle de 2 morts l’une dans l’autre. Celle de coudre l’éternité. D’instaurer et suspendre un temps qui fut, celui des chemins d’alliance, où j’inventais des noces, avant la séparation, l’abandon, la défaite. Je te laisse au bord. N’avons pu être.
Il reste que Diamant de braise fut chair, et qu’
Autour de toi
j’ai nagé
afin
que chant
t’encorde
Paul Darbaud
*Par souci de lisibilité, les citations en grand nombre figurent en italiques mais sans guillemets. De même que n’apparaissent pas les renvois de pages. D’autre part les vers ne sont pas reproduits tels quels (espaces dans le vers ou décrochements), exception faite pour celui qui clôt cette note.
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2. Note de Michaël Bishop
« J’inventerai, écrit Esther Tellermann dans cette belle et émouvante élégie subtilement chantante, le fil / qui te prolonge / au-delà / une page ouverte / des encore / et des pluies » (UV, 97). Élégie, requiem, tombeau, certes, mais aussi lieu/non-lieu d’une impossible, et pourtant rêvée et sentie, résurrection, lieu d’un chant de l’abscons, d’un concevable. Le temps futur rivalise ainsi constamment avec le passé simple; le poème baigne dans ses capacités de poïésis, de création, d’inventivité (invenire : trouver, découvrir, atteindre); il est tout le contraire d’une passivité, étant site de lutte, de persistance, de récupération imaginable, acte qui n’a pas de fin, sa valeur ne résidant pas en soi mais, au-delà de son inscription, dans sa musique, sa cérémonie spirituelle : « nous recommencerons / déplierons / des rubans de symboles », lisons-nous (140). Un versant l’autre n’est pas le site d’une confessionnalité, son intimité s’avère discrète, varie, dirait-on, d’intensité dans le jeu du tutoiement et du vouvoiement et s’articule avec des ellipses, des sous-entendus, des réticences :
Déserts de glace
avaient façonné
nos deux bouches mais
muets
parlions
des cartes du dedans
d’une pierre
après l’autre
je voulais vous
confondre
à ma rétine
vous plaquais
à l’horizon (101)
Si les questions, fondamentales, centrées sur notre présence au monde, abondent, l’imagination dépasse la logique que nous propose la raison, va même au-delà de tout ce que le poème nomme et inscrit, « ‘là où ne / pûmes voir le / livre », là où des « lambeaux d’éternité [restent] / à coudre » (15). Le moi méditant cherche ainsi à devenir ce « point où basculent / les univers / vers d’autres durées », ce point où prendre « la mesure de / ce qui eut lieu » (20) et espérer « ébruit[er] / les parfums / de l’autre monde ». Poème d’un vaste et à bien des égards indicible et infiniment délicat désir qu’intensifient les Ô qui appellent et invoquent, Un versant l’autre tente de pénétrer jusqu’au cœur de l’énigme de notre étance, de savoir « quoi / brui[t] / sous le visible / défai[t] / l’équation / et l’assise » (116). De déconstruire, afin de faire coïncider le souhaité et le possible, les structures, les concepts, les croyances qui règnent, fondent et bloquent le libre mouvement de l’esprit, du cœur. « Tout à apprendre / encore, lit-on, de l’envol et de / l’enfoui / sur la terre / et sous la terre » (129). Ce qui est nous aveugle, sans doute, à bien des égards, mais ce que nous imposons à ce qui est risque de générer un aveuglement parfois encore plus aveuglant. Interroger, respecter le pressenti, l’intuitif, le spontané ressenti, ‘la nasse ouverte’ (152) de ce qui surgit, subjectif, essentiel, fondateur, voici le chemin de la poésie vécue dans sa pleine, sa plus lumineuse authenticité. Le chemin du ‘corps [qui] se fait / poreux / accueille le centre’ (154).
C’est un très beau livre que nous offre ici Esther Tellermann, un livre dont les vertus excèdent le subjectif et invitent à méditer plus loin que l’humain considéré dans sa stricte quoique déjà extraordinaire matérialité.
Michaël Bishop
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3. Note de Didier Cahen
Avec Un versant l’autre, Esther Tellermann semble franchir une nouvelle étape dans sa quête insatiable de notre destinée. Comme le précise avec une belle justesse le prière d’insérer, « après avoir remonté des terres très anciennes et remonté le cours du temps dans une manière d’épopée invisible ou défaite, la poésie d’Esther Tellermann semble désormais chercher une lumière plus immédiate, une paix moins morcelée. » Le récit semble plus apparent, ses lignes mieux dessinées, comme si la déconstruction de naguère pouvait s’accompagner d’une reconstruction inédite ; rebond et/ou résilience... On a le sentiment d’entendre une voix ancienne, surprise, filtrée dans une langue ajournée, d’une expression bien sûr inimitable mais qui conjugue un hors-du-temps datable et fréquentable ; elle nous aide à trouver cet im-médiat qu’on ne peut pas toucher, cette transparence peut-être pas donnée mais sur le point de l’être, déjà empoussiérée - lisible en pointillé, comme de fines particules virtuellement soufflées par le nerf de la guerre... L’adresse est là, vivante, archivivante presque palpable qui interpelle, qui dit l’« interpelêtre », le soubassement œuvré de notre incondition. Et puis comment ne pas aimer cette langue décomplétée, décomplexée ? Tout semble lui manquer, pronoms, sujet, objets lisibles en tant que tels mais rien ne lui résiste : ses manques nous parlent effectivement, nous donnent à lire l’ouvroir et les possibles de ce penchant de l’être ; en vérité, l’alpha et l’oméga d’un alphabet construit pour cheviller les corps et réchauffer les cœurs. Bonheur de tutoyer ainsi la langue charnelle du vrai désœuvrement. Comment ne pas accompagner aussi le fort mouvement du livre avec ses émergences, ses résurgences, tout ce qui affleure en un aplat, comme si le plus lointain de naguère était projeté sur une surface, nous rapportant ce qui se joue/déjoue au-delà des profondeurs. Merveille qu’alors l’incantation, le chant haute-contre, l’incarnation d’une voix d’outre-silence apporte d’impensables richesses, trésors enfouis que l’on ne touchera jamais, même si les noms de maints et maints remèdes viennent en nommer la potentialité : armoise, porphyres et autres asphodèles...
Au-delà de sa rumeur fondamentale, le livre trouve aussi bien les mots appareillés qui s’adresseront à chacun de nous comme tel. Comme si le je trouvait une réson d’être dans le débat armé et désarmé entre lui et le monde : « de chacun je buvais le signe (...) puis je revins/à la lecture/de l’autre monde/midi se prolonge/et ruisselle/un sein/se fait soupir et source/je vis en lui/la nasse ouverte/attendant/que se déposent les prophéties » ... Comment, alors, porter l’annonce d’un non-prophète ? Le livre suit sa pente naturelle : les noms creusés, les mots pesés et sous-pesés, par-dessus tout le verbe intempestif qui s’accroche à l’à-venir. Redira-t-on l’intime beauté des phrases à peine articulées, tout juste murmurés où l’on s’apprête à n’être ! On y verra le signe inépuisable des espaces libérés, peut-être même la trace tangible des lieux inengendrés où se joue cette autre guerre. Possible et impossible. Possible et apaisée. Presque civilisée... Et puis avec le commerce des souvenirs revient une mémoire décalée qui débouche sur une sorte de compromis, de connivence muette avec le lecteur potentiel. On avance dans le temps, vers le temps, l’autre temps de la langue et de l’humanité : sa possibilité, peut-être son échéance matinée d’évidence : « un os un /fragment un/pas une/brûlure ». L’épisode se termine par un final où la couleur s’estompe, où la lumière nous vient de l’effacement de l’ombre, où se trame un monde dépeint en noir et blanc. On retiendra, pêle-mêle, la guerre qui cède, les abris essentiels, la possibilité d’un rêve, d’un conte, d’une épopée, d’une épochè, qui sait, et le repos, amplement mérité, du commun des mortels. Superbe, confondant, renversant...
Didier Cahen
Esther Tellermann, Un versant l’autre, Flammarion, 2019, 162 p., 18€
