N’oubliez pas Verlaine !
Dans son livre « L’auteur » (1), Borges raconte qu’il fut donné au poète Giambattista Marini de vivre intensément l’un des derniers moments de sa vie, alors qu’il mourait dans un vaste lit espagnol à colonnes sculptées. Ce fut une révélation, à la vue d’une rose jaune qu’une femme avait mise dans une coupe.
Borges écrit : Marini vit la rose comme Adam put la voir dans le jardin d’Eden et il comprit qu’elle existait dans son éternité et non dans ses phrases…
Yves Bonnefoy approuvait cette conception d’une présence du monde. Il rappelait, dans un entretien avec Pedro B. Rey (2) son estime pour l’auteur argentin. Borges était celui qui disait que l’acte d’écrire est une faute du fait précisément qu’il se referme sur soi, abolissant cette présence d’autrui qui devrait être vécue, dans l’amour, comme la seule réalité.
Dans son poème « la lune », Borges parle du maléfice / De nous tous qui remplissons l’office / De changer nos vies en paroles. On perd toujours l’essentiel.
Yves Bonnefoy relate une dernière visite à Borges, peu de temps avant sa mort, alors qu’il était hospitalisé à Genève, se souvenant des derniers mots qu’il lui adressa : Borges se redressa sur son lit et dit, à voix forte : « N’oubliez pas Verlaine ! ».
Ce qui arrive une fois se reproduit infiniment, écrit Borges dans « Martin Fierro ». Ou encore : une chose ou une infinité de choses meurent dans chaque agonie… (Le témoin).
Ils le tuent et il ne sait pas qu’il meurt pour qu’une scène se répète. (La trame).
Philippe Fumery
1. Gallimard, 1965, traduction de Roger Caillois.
2. L’inachevable, Entretiens sur la poésie 1990-2010, Albin Michel, 2010.