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Djaili Amadou Amal : Munyal les larmes de patience

Par Gangoueus @lareus
Djaili Amadou Amal : Munyal les larmes de patience
Disons-le, avouons-le. En tant que lecteur, je m’attends souvent à des textes approximatifs, mal finis, mal construits venant des éditions locales africaines. Les sujets sont pourtant très intéressants, souvent différents des thèmes des auteurs écrivant depuis d’autres continents. Cette impression  s’appuie également sur une modeste expérience. D’ailleurs, dans le cadre de la sélection du Prix Orange du livre en Afrique, ce constat s’est avéré juste. J’aurais l’occasion d’y revenir dans un article. Cela étant dit, il y a de très belles surprises et le roman Munyal les larmes de la patience de la camerounaise Djaïli Amadou Amal en est une, de taille…
Même s’il est prétentieux de laisser entendre qu’on a fait le tour d’un sujet, sur la question de la polygamie j’ai toujours pensé que les auteures sénégalaises avaient été très loin dans l’exploration de ce thème. Mariama Bâ avec Une si longue lettre. Ken Bugul, avec Riwan ou le chemin de sable. Fatou Diome, avec Celles qui attendent. De nombreux textes mettent en scène ce sujet délicat et si profondément ancré dans différentes aires culturelles africaines. La camerounaise Djaïli Amadou Amal propose une plongée en polygamie avec une maîtrise remarquable à la fois de la langue qu’elle utilise, de la construction de son roman avec une puissance dans la narration et un développement d'une polyphonie qui renforcent ce regard croisé de femmes oppressées.
Le contexte est le suivant. Deux jeunes filles d’un même clan familial peul sont mariés le même jour à Maroua, au nord du Cameroun. Elles appartiennent à une classe moyenne aisée de la ville. Leur père et leurs oncles sont de riches commerçants. Ils sont naturellement polygames et ils ont une vision assez claire de ce qu’ils attendent pour leurs filles et nièces respectives. Qu'elles soient étudiantes ou peu lettrées. Nous sommes dans une société patriarcale aux codes traditionnels rigoureusement entretenus… Ramla est, avec un de ses cousins, celle qui est allée le plus loin possible dans sa scolarité. Elle a éconduit de nombreux prétendants avec la finesse et la subtilité d’une jeune femme de bonne éducation. Les vues d’un ami de son frère Amadou, un étudiant dans une école d’ingénieur en Afrique du nord constitue une bouée de sauvetage pour se défaire de la pression énorme qui pèse sur ses épaules et avoir un mariage d’amour. Mais son oncle Hayatou la promet à un très riche notable de la ville. Sa « demi » soeur Hindou est, quant a elle, donnée a un de ses cousins, irascible, extrêmement violent, alcoolique et accro aux stupéfiants.
Djaili Amadou Amal : Munyal les larmes de patience
A ces femmes, la communauté ne cesse de leur répéter « Munyal! » , « Munyal! ». Patience. Fais preuve de patience. Tout au long du roman, ce mot scandé va se transformer en un mantra, une incantation extrêmement nocive, traduction d'un conditionnement  chargé qui impacte le lecteur au fil de sa lecture jusqu’à susciter une forme de dégoût. Car ces femmes qui, à cause de ce « Munyal » se taisent, prennent le mal en patience, ces femmes disais-je, vont s’exprimer, parler. Le lecteur saisira leur attente, leur désarroi, l’effondrement de leur certitude, le sentiment de trahison vis-à-vis des pères et, accessoirement de leurs hommes. Plus on avance dans le roman, moins on a envie de le lâcher, car la plume de Djaïli Amadou Amal est remarquable, sensible, délicate, juste. Elle fait parler trois femmes. Safira étant la darda saara du notable qui voit arriver la jeune rivale Ramla et s’éteindre le regard de son mari avec qui elle a eu 6 enfants. Comment va-t-elle réagir ?
Je ne vous ai rien dit. Je vous laisse découvrir ce roman publié au Cameroun dans lequel je n’ai vu aucune coquille. La langue est belle sans fioritures animée par la seule volonté de dire des souffrances. La souffrance des mères, prise en otage. La souffrance des filles mariées de force. La violence entre ces femmes. Ce roman rappelle que la polygamie est un modèle matrimonial extrêmement violent, source de logiques de survie étonnantes, de rivalités sourdes impliquant souvent les enfants. Je n’hésite pas à saluer le courage de la romancière camerounaise qui ne s’est pas planqué en Europe pour produire son ouvrage proposant une critique aussi fine qui me renvoie à Mariama Ba. Sauf qu’ici, le lecteur ressent dans ses tripes tous ces schémas pervers et complexes, cette violence légitimée. Un très grand roman que je recommande.
Djaïli Amadou Amal : Munyal les larmes de la patience.
Editions Proximité, 2017, 146 pages
Finaliste Prix Orange du livre Africain 2019

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