Quand les mots repartirent leurs fictions restèrent / Cumulo-nimbus et pluie, eaux lexicales raclant les caniveaux, sculptant un monde. / Le stylet vivra dans l'éclair. / Une lumière hardie de l'étain à qu'importe. / Désormais des observations discrètes produisent un son sans drame, du genre je suis une bulle, / faites de moi la mer. O, faites de moi la mer.
Oui, faites de moi la mer. Et pourtant, comment ne pas dire que l'on habite la réduction ridicule de son vocabulaire ? Et ce alors même que c'est une population entière à quoi l'on assiste : Longtemps le nom des choses et les choses innommées / Longtemps les faucons et leurs poussins, les renards et leurs renardeaux, les souris et leurs souriceaux. / Longtemps les bambis et les boojum, et un nom pour chaque oiseau en moi. / Je suis un indigène des plumes - leurs outre-faces.
Ailleurs : Je sais que c'est l'été même si je ne peux déchiffrer l'appel. / Je crois dans les oiseaux qui me hantent. / [...] Je fais des bruits, oublie de mourir. J'appelle ça vivre, / cette conque inhumaine dans l'oreille. / Une sensation d'étain et le vent.
Ce sont des phrases bien sûr = seulement des organisations tièdes d'allées un peu trop profondément fleuries. Il existe au moins un dictionnaire de chaque langue. Même le tchouktche dont tous les locuteurs vont mourir. Mais ce n'est pas assez. Il faudrait un dictionnaire de chaque homme. Chacun. Chacune. Car aucun mot n'est le même d'une bouche à l'autre. Et chaque mot est le labyrinthe d'un monde et cela est inépuisable. Les mots... Comment les posséder tout entiers et nous garantir d'un sens pour nous-mêmes et pour les autres ?
Voilà le dictionnaire de Peter Gizzi, qui a des choses vibrantes à dire : Toi téra-octet d'un état miracle / ici sur la terre qui se forme, / flotte et s'atomise, / s'adonnant à l'ombre, / puis un silencieux grondant, / moteur lointain, un petit couvre-pot, / un ombrage acoustique / ou quand les cloches / meurent lentement, telle la lumière / à travers les cieux / plombagine du quartier, / une sensation de couette / en face du récit, / une carte sur la face de quelqu'un / changeant soudain / du temps qu'il faut / au temps qu'il faut, / et tu n'arrêtes pas de penser, / au-dessus la stridulation / ancestrale, ce bleuissement / créaturel du soir semble / carrément numérique, / tels des pois / au plafond, pourtant / tu te demandes comment / cette stridulation et / le soir afférant, / des riens erratiques, un tressage / matériel, un ourdissage, une excavation / excessive, des airs ancestraux, / ce dont tu parles...
Sûr que le langage se trompe parfois et qu'il suffit de parler pour inventer l'abri de notre arrivée. Les dictionnaires de chaque femme, de chaque homme (il est alors possible de prononcer tous ses mots comme un espoir, il est alors possible de choisir sa propre liste du verbe vivre), doivent permettre ceci : participer à notre cité de paroles. Se lancer dans la conservation des gens, loin, il est vrai, d'une consolation nue dans une chaleur de chambre. Toutes les étoiles sont ici. Sur la terre. " Toutes les étoiles sont ici qui appartenaient à qu'importe qui parlait ", écrit superbement Peter Gizzi. La stratégie ? La stratégie c'est de descendre respirer dans la sphère communale du langage sous d'adolescents abris de silence. Est-ce que vous croyez qu'on respire mieux même morts à cause de parler ensemble dans nos années anciennes ?
" Le monde aujourd'hui / est slowcore, / section rythmique / qui se traîne ", constate Peter Gizzi. Nécessité de réintroduire du rythme, pour ramasser les respirations... Nécessité du chant. " Qui es-tu, samedi : chante-moi un truc. " Besoin d'un " shoot de musique / Enveloppant tout ", ajoute le poète. " J'ai tenu bon. / Je suis super fanfaron mais super visionnaire. / Je ne suis pas prêt à reposer le livre. / À cesser de chanter les zones brillantes électrisant le vif-argent au-dessus de mon torrent ", prévient Peter Gizzi. Mettre le poème dans la chanson pour sa respiration la plus légère. Mettre le poème dans la chanson pour l'équiper...
À l'instant des ondes adolescentes / crient à travers ton corps / pendant qu'on s'échange des sms. / C'est le moment où il faut que tu chantes / avec moi. / Je trace mon chemin dans une chambre obscure / cherchant d'autres structures à aimer.
Ailleurs : J'en sais assez pour deviner que le carreau fêlé / ne sera pas réparé de sitôt. / Qui a le temps pour ce genre de choses dans la chanson ? / Éclater. Éclore. / Le tremblement de lumière sur le grain du bois tard / dans la journée. / Dans la solitude de l'orange. / Dans la sollicitude de l'orange.
Ailleurs : Donc chanter c'est voir et la vision est musique / j'ai vu des diadèmes et des couronnes, des abélies et des abeilles, des rubans, des rouges-gorges et des disques de neige / effets bondissants dans la lumière-pinceau
Ailleurs : Po-ly-pho-nie c'était / une musique pour moi / une effluve effrayante / qui me pénétrait éclairé / par ce parler / par cette musique / épaisse embryonnaire / née dans une bizarre / lumière nouvelle et plus sombre / que toutes celles / que j'avais connues / alors, la polyphonie / me parla // C'était une / langue / pour avaler le ciel / une langue / pour dire au revoir / debout / avec les autres / debout / dans la poussière...
Ailleurs : Un monde de lumière et un monde d'ouverturisme // Une syntaxe de chaleur et de dynamisme // Un monde humain miaulant dans le noir // Un giga espace de silence, de temps // Un esprit enflammé par la chaleur de sa quête // Rythme percussion assonance // Magie silencieuse énergisante // Un nimbe textuel, né de l'air... Titre de ce poème ? " Savoir lire ".Vous entendez comme le poème est équipé ? Équipé pour saisir le moindre frisson.
Les visages filent / en un bordel aléatoire / quand les rayons de septembre / cognent les pelouses. / Les faisceaux blancs et secs surlignés / légèrement surannés. / L'horizon / vif se pomponne / dans l'air fifre.
C'est un poème très simple sur voir des gens sur vouloir qu'ils contribuent eux aussi aux délocalisations vers nous de l'espoir.
En ce moment, par / la vitre de la voiture, / des drapeaux en papier / et des bulletins cerfs-volants // Tu sens l'air / qui parade sur ta peau. / Qu'une chemise de coton / touche. Les / rayons manufacturés / sont antiques, frappent / à travers une palette / de serpentins d'antan. / Là-haut les chars / et les volutes et les bannières.
Peter Gizzi sent simplement que le monde déborde et lui coule dessus et le noie de présence : tout ce qui a lieu, dans les moindres détails. Même un paysage presque complètement immobile, il ne peut jamais vraiment lui faire face entièrement. Saisir la terre de l'espace ; contempler son bleu incommensurable ; je pense aussi à ton visage, sa brousse sombre toujours, son flou brûlant incandescent ; ce n'était pas exactement le ciel, c'est plutôt le genre de ciel dans lequel une flèche vole ; jadis j'ai textoté que ton visage est la seule chose que je puisse vraiment voir ; le monde est en morceaux ce soir, quand tu es loin je n'aime pas la mer, n'aime pas non plus ces nuages, ni la canopée des arbres, n'aime pas ces écrans tactiles que la distance magnifie.
Titre de ce poème ? " Google Earth ". Désormais le soleil.
Désormais le soleil était / une charmille / de câbles rouillés / son centre profond / clignotant, soudant / cette pièce / au silence / une ascension / soulèvements / acharnés et hissant / plus haut le temps et / son amarre // Quand je pense / à tout ce que tu as / fait je / pense à tout / ceci et / tu connais la façon / dont je foulai le sentier / dissimulé / sous les feuilles / sous les ombres / fantômantes d'un orme / et découvrai / les pages de / mon livre / ouvertes pour l'accueillir // Dans le poème / je suis gros / de rêves...
Ailleurs : Le soleil était un haillon d'or cloué à l'échelle. / Et ici les soucis poussent jusqu'au bord des rives. / Les éphémères somnolent sur les eaux. / Alors comment la surface aveuglante et ses élocutions sous des piles de nuages, / et les nuages posés là près du lieu et du son. / Un truc. Ce truc et des paillettes de son. / Un détail transitif indicatif lutte contre le vide. / Tout l'après-midi une lumière silencieuse vert-dorée / sur l'herbe tachetée, bondissait.
Simplement : lorsqu'un poème nous pénètre, il y a une nouvelle bougie à la fenêtre du soir, et c'est un vacillement invincible de plus posé en sentinelle à la porte de garde. Chez nous, nous avons construit une carte du monde et nous plantons de petites ampoules dessus comme des drapeaux de victoire à chaque nouveau poème logé en nous, abrité en nous, et parfois nous les faisons clignoter, éparses prières électriques de notre existence.
Note : Parce que l'œuvre de Stéphane Bouquet et son travail de traducteur (ses auteurs amis, frères ; choisis, aimés) ne sauraient être séparés, étant donné (c'est très simple) qu'ils sont une même embouchure de fleuve, ce compte rendu est principalement, pour ce qui est de l'écriture en romain, fait d'un bouquet de brins arrachés à la prairie (où s'allonger, où vivre des après-midis) de ses livres. J'en profite pour les nommer ici (avec bonheur) : Dans l'année de cet âge. 108 poèmes pour, et les proses afférentes, Champ Vallon, 2001 ; Un monde existe, Champ Vallon, 2002 ; Le Mot frère, Champ Vallon, 2005 ; Un peuple, Champ Vallon, 2007 ; Nos Amériques, Champ Vallon, 2010 ; Les Amours suivants, Champ Vallon, 2013 ; Les oiseaux favorables (avec le photographe Amaury Da Cunha), Les inaperçus, 2013 ; Vie commune, Champ Vallon, 2016 ; La baie des cendres (avec le photographe Morgan Reitz), Warm, 2017 ; La cité de paroles, José Corti, 2018.
[Matthieu Gosztola]
Peter Gizzi, Archéophonies, traduit par Stéphane Bouquet, Éditions Corti, Série américaine, 88 pages, 2019, 16 € - sur le site de l'éditeur