"En ce monde, il y a des amoureux du divin qui, sous le coup de la grâce, aspirent ardemment à être tout entiers habités par le Maître suprême. (Mais) leur intelligence est bien faible, ils ne sont pas aguerris aux enseignements avancés de l'art de penser. C'est pour eux que je dévoile un peu de la vérité de l'enseignement de la Reconnaissance du Maître en soi."
Hier comme aujourd'hui, les capacités intellectuelles varient. Beaucoup de gens sont effrayés par leur propre intelligence. Ils refusent d'en user et de l'exercer. Par peur, par inertie. Ou alors, ils ont vraiment une puissance intellectuelle moindre.
Pourtant ils peut être de vrai "amoureux du divin" (bhakta) remplis d'un ressenti puissant. Mais il leur manque l'assurance d'une certitude rationnelle, fondée sur une claire reconnaissance du divin dans l'expérience commune.Ne serait-il pas injuste que l'essentiel ne soit accessible qu'à certains ? Mais certains sont pris au piège de leur préjugés "Ah c'est intellectuel, c'est difficile, ça n'est pas pour moi". La Reconnaissance est pourtant une voie facile qui n'exige aucun effort de yoga, de postures, de technique de respiration ; elle ne nécessite l'adhésion à aucune religion, aucune dogme, aucune initiation ; elle ne requiert pas d'adopter des règles de vie spéciales.
Mais la patience et la pédagogie sont à la mesure de l'infini. Alors le philosophe, en l’occurrence Kshéma Râdja, qui fut disciple et peut-être cousin d'Abhinava Goupta, résume pour "ceux dont l'intelligence est bien faible" l'essentiel de la philosophie de la Reconnaissance.
Mais qu'est-ce que cette philosophie ? Quel est son but ? Sa méthode ? Que peut-elle nous apporter ? D'emblée, ce premier aphorisme, commenté par l'auteur lui-même, révèle tout cela :
"Pour cela, je révèle d'abord que notre propre Soi est la seule cause, partout et toujours, et aussi qu'il est le plus grand des fruits et qu'on peut l'atteindre facilement :"
Ainsi la Reconnaissance est la reconnaissance de notre Soi, de notre essence. Elle n'est pas la production d'un nouvel état de conscience, mais la pleine conscience de ce qui est déjà donné, à chaque instant, dans l'expérience la plus banale. Notre Soi, c'est ce qui ne peut pas ne pas être, c'est ce qui est toujours présent. Mais s'il est toujours présent, en quel ne l'avons-nous pas réalisé ? En ce sens que nous n'avons pas réalisé son étendue, l'étendue de ses pouvoirs (shakti). En réalité, nous sommes cette essence, ce Soi. Nous sommes ce pouvoir. Mais nous ne l'avons pas reconnu. Pourtant, c'est "facile" : cela ne dépend que de nous, et il n'est pas besoin d'une méthode spéciale. Il n'y a qu'à reconnaître ce qui est, mais que nous croyons être éloigné. Nous avons entendu parler de "Dieu" ou d'état sublimes ; mais nous croyons que ces réalités sont lointaines. D'autre part, nous connaissons notre Soi, puisqu'il est conscience ; mais nous croyons que la conscience est un phénomène parmi d 'autres, banal et sans rapport avec le divin. La reconnaissance consiste à détruire ces préjugés et à reconnaître le divin comme conscience :
"La conscience est libre. Elle est la source de toute réalisation. 1
Seule la conscience est la source, c'est-à-dire la cause (de tout). Elle est la Puissance suprême, la Maîtresse inséparable du Maître divin, car elle est simplement un pouvoir de prendre conscience, absolument libre et indépassable. Elle est la source de tout, depuis l’Éternel Shiva jusqu'à la matière solide. Elle est la source de toute réalisation, c'est-à-dire de la création et de manifestation de tout - manifestation qui consiste en manifestation consciente -, et aussi elle est cause de la résorption de tout, c'est-à-dire du fait que tout repose dans le Sujet suprême."
"La conscience est libre" : en fait, elle est la réalité même. Toute la Reconnaissance est tendue vers cette vérité. C'est sa spécificité. La conscience n'est pas seulement "libre de", c'est-à-dire transcendante, au-delà du changement ; mais elle est, en outre, "libre pour", capable de créer, d'agir ; ce qui suppose un désir d'agir.
Car tout est conscience. En effet, rien ne se manifeste jamais en dehors de la conscience. La conscience est donc tout. Et elle est aussi la cause de tout. Elle est donc omnisciente et omnipotente. Elle est donc souveraine, libre. Elle est donc Dieu.Tout vient d'elle, subsiste en elle, et disparaît en elle, comme des vagues dans l'océan. Car qu'est-ce que c'est, "exister" ? C'est être objet pour moi, pour la conscience. Je suis conscience. Mais alors d'où vient l'objet ? L'objet, c'est moi, qui me manifeste librement ainsi, comme objet. Tous les états de conscience, depuis le plus élevé jusqu'à la matière, apparemment inerte et inconsciente, sont les manières dont la conscience prend conscience d'elle-même.
Elle est donc aussi la voie et la méthode : toute expérience est déjà la manière dont la conscience se réalise (siddhi) elle-même, car rien d'autre n'est possible. Une méthode pour réaliser la conscience ? Mais cette méthode dépendrait de la conscience ! A quoi bon une lampe pour éclairer le soleil ? Tout est déjà conscience, il ne peut en aller autrement. Je suis la Lumière du monde, de tout ce qui apparaît, réel ou imaginaire. Même le monde "en dehors de ma conscience" n'est qu'une représentation, une idée qui apparaît maintenant, dans l'éternel présent, dans la conscience.
Et le but, le "fruit" (phala) est aussi conscience, car la conscience est liberté. Or, la liberté est félicité (ânanda), joie et extase créatrice, vertige de l'indépendance qui joue à être dépendante, délectation de cette profusion d'expériences qui surgissent spontanément.
La conscience est donc tout : réalité, voie et but.
Mais comment le sait-on ? N'est-ce pas là une affirmation dogmatique ? Une simple opinion parmi d'autres ?
Non, car l'auteur vient déjà de donner des arguments forts : rien n'est possible sans conscience, en dehors de la conscience ; donc tout est conscience et la conscience est cause de tout. Il n'explique pas ces arguments. Il est vrai qu'ici, il les mentionne de façon très elliptique. Mais dans les textes originaux de la philosophie de la Reconnaissance, dans le Poème pour la reconnaissance du Maître en soi (Îshvara-pratyabhijnâ) et ses commentaires, ces arguments sont détaillés. En fait, ils occupent la plus grande place. Ils consistent, en gros, en des "suppositions nécessaires" (arthâpatti). Une supposition nécessaire est un type de raisonnement qui consiste à montrer que A a pour cause B, parce qu'il n'y a pas d'autre façon de l'expliquer. Comme dans une enquête policière, on élimine les hypothèses, la dernière étant "nécessairement" vraie. Par exemple, si Pierre prend du poids, mais qu'il ne mange pas pendant la journée, alors il doit nécessairement manger pendant la nuit. Dans le cas de la conscience, les alternatives sont, de même, éliminées, et il ne reste qu'une seule possibilité : la liberté de la conscience. Les alternatives, ce sont la matière, les habitudes venues des vies passées, ou une conscience transcendante, mais comprise comme une substance inerte, à l'image d'un miroir qui reflète sans réfléchir. L'auteur y reviendra, car c'est important.Cependant, la Reconnaissance ne se réduit pas à une inférence. La connaissance du Soi n'est pas seulement conceptuelle. Elle est directe. Les raisonnements par "supposition nécessaire" servent deux buts : éliminer les croyances erronées qui cachent l'expérience toujours déjà présente ; et contraindre la conscience à se retourner vers elle-même. Autrement, tous ces raisonnement ont un but précis : ramener notre attention vers l'expérience, nous forcer, en quelque sorte, à regarder ce qui se passe, que nous percevons certes, mais avec une attention superficielle. Il s'agit se revenir à l'expérience brut pour savourer ce qui se présente et prendre conscience du miracle d'être. Car la Reconnaissance ne s'appuie pas seulement sur des raisonnements, mais aussi sur l'observation de l'expérience. Kshéma Râdja nous guide dans cet examen :
En effet, quand la conscience se met en mouvement, le monde s'éveille et s'organise. Et, quand elle s'arrête, il s'endort. L'expérience de chacun suffit à faire voir cela.
En revanche, ce qui est autre que la conscience - comme par exemple l'illusion de la dualité et la matière - n'est jamais la source de rien dans la mesure où, séparé de la Lumière consciente, cela n'existe pas, attendu que cela ne se manifeste pas. Mais si autre chose que la conscience se manifeste, alors, là encore, la conscience est la seule source, puisque cet "autre" se manifeste en étant Lumière consciente, et que justement la conscience est cette Lumière. Ce qui est autre que la conscience, en revanche, est incapable (de se manifester par soi-même ou de manifester autre chose).Que nous révèle l'observation de l'expérience ? Tout.
"Quand la conscience se met en mouvement, le monde s'éveille et s'organise". Le monde commence avec la conscience. Son activité est conscience. Sa disparition est un acte de conscience. "L'expérience de chacun suffit à faire voir cela. " Cela n'est pas une vérité mystérieuse réservée à une non moins mystérieuse élite, mais un simple fait. Ça n'est pas une expérience spéciale. C'est l'expérience universelle, commune, celle de tous les êtres doués de conscience.Mais le monde n'existe-t-il pas en dehors de la conscience que j'en ai ? Là encore, l'expérience répond. Si une chose ne se manifeste absolument, alors elle n'est absolument pas une chose. Il n'y a aucun moyen de savoir si elle est monde ou néant, si elle "est" ou pas. Même le "x" le plus vague qui soit est encore un objet, quelque chose "pour moi". C'est donc un acte de conscience. Et si j'ai conscience de ce monde "indépendant de ma conscience", alors il est clair qu'il ne fait qu'une avec l'acte de conscience qui le manifeste, que cela s'appelle "perception", "imagination" ou "mémoire". Voyez par vous-même : pouvez-vous exclure la conscience ? Ce serait comme chercher un lieu, un espace... en dehors de l'espace. Un espace délimité, celui de cette pièce par exemple, a un "dehors". Mais l'espace lui-même est sans limites : parler d'un espace extérieur à l'espace ne signifie rien. Ce sont juste des mots. De même, tous nos discours sur un monde "à l'extérieur de la conscience", n'est qu'un discours qui a lieu "dans" la conscience, c'est-à-dire qui n'est rien d'autre que cette libre activité que l'on nomme "conscience". Il n'en a jamais été autrement, il n'en ira jamais autrement. Ça n'est pas un nouvel "état de conscience", c'est la conscience qui prend pleinement conscience d'elle-même. Ni plus, ni moins. C'est simple, facile, évident. Pas besoin d'attendre la grâce, le gourou, une méthode, la posture ou une expérience spéciale. Juste examiner ce qui est donné ici et maintenant.