Spécialiste de l'histoire des jardins et auteure d'une œuvre variée, poétique, philosophique et romanesque, Denise le Dantec nous livre, dans un nouveau recueil, après un récit autobiographique paru en 2015, une somme de textes de facture et de longueur variées. En exergue, la définition du titre est une invite. La seconde augmentée, cet intervalle qui produit un mouvement disjoint, a-t-elle un rapport avec le rythme des poèmes, la forme donc, ou leur sémantique, ou même les deux ?
Les premières pages surprennent par des vers assertifs, souvent nominaux, brefs, concis et au rythme haché qui pourraient être une réponse à cette question. L’incipit en est un exemple :
L'automne. L'étendue des champs. L'inclinaison des collines. La course des rivières…
Orion aussi est de retour.
Plus qu'un sens interrogeant le lecteur, c'est un ensemble de sensations qui se juxtaposent formé de phrases parfois d'un ou deux mots qui font ressembler certains vers à des haïkus :
Un nuage s'est glissé sous ma paupière. Une densité de velours. Un cil.
C'est l'automne et tout est en demi-teinte avec une fatigue de l'être et de la terre que les soubresauts font ressortir. Mais le projet est là : il y a un livre même "grand comme une noix" et "Nous n'allons pas dormir." L'osmose, d'ailleurs, est parfaite entre la nature, le bien à lui apporter et l'écriture elle-même. Cela va jusqu'à une équivalence entre les deux termes et leur fusion complète quand "la brume se recompose avec ma fiction" et que le vent est "charrieur du poème".
Des exclamations nourrissent cette poétique et confirment la réalité musicale annoncée d'emblée.
Oiseaux et chevaux peuplent ce paysage mais c'est le cosmos tout entier que célèbre ce chant :
Adoration en forêt. Soleil dans la constellation de la Vierge.
Ciel en majesté.
Cette activité créatrice et sacrée éclaire le corps et l'esprit, enrichie par des originalités formelles comme les hypallages "des étreintes marbrées", "des accents pivoine" et transforme le quotidien que désignent les mots : "lessive, bêche", "balai".
La poète a ainsi pris son élan pour des poèmes plus longs - elle n'abandonnera pas cependant l'écriture courte dans le reste du livre - où un certain lyrisme épris de liberté s'exprime à foison :
je respire
je marche
je dors
je mange
le fleuve déborde
je claque les portes
je roule dans ses bras
je passe du Je au Nous…
les mots flottent sur la mer
la statue a de l'or sous la langue…
les merles se taisent
le jour commence
à la tombée de la nuit
Les deux derniers vers ne sont pas sans rappeler l'attachement de Denise Le Dantec à la pensée philosophique, ici notamment à celle d'Héraclite.
Et l'originalité des images alliée à un bouquet de sensations nouvelles rappelle les "merveilles" d'Apollinaire - mot justement employé par la poète à la page 79 :
Un citoyen en goguette s'est mis à chanter la Marseillaise
Des œufs d'or roulaient au pied des arbres à glands
Un chat bleu s'est faufilé dans la gouttière
"La page comme une fleur", parmi bien d'autres allusions métapoétiques, est en effet une autre invite à toutes les trouvailles possibles.
D'autre part, les marques temporelles - heures, mois - assument ici la tentation narrative exprimée verbalement : "je vis", "je vois", "je vole", qu'il pleuve ou fasse soleil, ponctuée par des références aux grands auteurs qui ont illustré l'histoire de l'écriture poétique :
de Marina Tsvetaïeva :"il n' y a pas de réponses / il y a des apostrophes – des résonances"
à "Un rien / nous étions, nous sommes / nous resterons en fleur : la rose de rien de personne" (Paul Celan).
Citation dans laquelle il faut remarquer particulièrement l'allusion à la Rose, fleur récurrente tout au long du recueil.
Une allusion enfin est faite à un destinataire qu'on retrouvera à la fin dans un vers nostalgique.
Le mot "patchwork" peut définir cet ensemble avec, cette fois, la tentation de l'inventaire, mais, conjointement, la création d'une unité, d'un monde réinventé et harmonieux sans frontières linguistiques - on lit des mots anglais, allemands, latins etc... - où rien ne semble être oublié, ni les choses, ni les faits ni même les sentiments comme cette seconde citation de Paul Celan en marque le procès et le résultat : "Je fixe la clarté nouvelle dans les yeux".
Puis des vers courts mais, plus encore, des poèmes eux-mêmes de nouveau très brefs, forment comme des pauses avant que ne reprenne une forme de récit :
La lune errante. Les collines. Les plaines. Le vent astral.
Le fait de vivre et de mourir.
Il m'arrive d'entendre la voix des anges.
Alors autant d'allusions culturelles que naturelles continuent à favoriser le chant et la joie du lecteur incité à poursuivre sa lecture de l'opus.
On laissera celui-ci en découvrir la dernière partie mais il faut encore évoquer, pour faire comprendre le projet de l'écrivaine, sa réflexion ancrée dans le temps et le monde et le questionnement qui l'accompagne :
je confonds les dangers / ce qui tombe et ce qui s'élève / le monde et la destruction du monde / mon passé est présent / mon futur est présent…
– Cela finira-t-il par s'arranger ?
Mais la perception exacerbée des choses dans leurs plus petits détails reste intacte. Ainsi peut-on se réjouir en lisant par exemple : "une taupe a montré ses yeux perle" ou "Une odeur d'azalée".
Il reste à noter, au mitan du livre, un acmé du chant de celle qui dit "Je reconnais la mélodie." quand, en douze strophes de 2 ou 3 vers est nommée autant de fois "La pluie d'or".
Le chemin à suivre n'est pas pour autant terminé et les étapes restent nombreuses : "On réévalue les questions…/ On suit le cours de l'étoile". Et cela toujours au sein des plus belles sensations : "Quant à l'oiseau, il chante à mon oreille." ainsi que dans une harmonie évidente : "On n'échappe pas à l'idylle." Celle-ci permet la rêverie, la meilleure adjuvante de l'écriture : "la rêverie s'augmente en strophes suivant le motif où elle se pose". Aussi peut-on lire : "Rien n'est perdu.".
Eloge pour finir d'un livre lumineux, sous le signe du feu, du soleil et de l'or et à l'écriture volontairement "stellaire" dont l'excipit est en forme de chute. Il dévoile à la fois l'absence de l'autre, sa "disparition", et la présence évidente de la "rose du Monde".
France Burghelle Rey
Denise Le Dantec, La Seconde augmentée, Tarabuste, 2019, 140 p., 15€
Un extrait de ce livre est paru dans l’anthologie permanente de Poezibao.