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(Note de lecture), Jean-Louis Giovannoni, L'air cicatrise vite, par Sylvie Fabre G.

Par Florence Trocmé

Seule la perte, seuls les mots

Jean-Louis Giovannoni  l'air cicatrise vite
« Seule la perte laisse des traces », «  seuls les mots nous retiennent », écrit Jean-Louis Giovannoni dans son dernier livre, L’air cicatrice vite, qui vient de paraître aux éditions Unes et qui reprend en une suite de fragments (1) des notes inédites de carnets tenus entre 1975 et 1985, comme si, dans un monde soumis sans cesse à la disparition, l’écriture était désormais le lieu où mémoire et présence se rejoignent pour ouvrir la voie à la quête d’un incertain mais lucide être-au-monde. Car comment résister à « la décomposition du temps », faire face à l’impermanence des choses et des êtres, supporter la danse des ombres dehors dedans, comment toucher l’intouchable et nous sauver ? L’œuvre entière de Jean-Louis Giovannoni, poète en vigie, est un questionnement adossé à l’absence et à la disparition qui nous menace, « un chantonnement contre la peur », contre la mort, mais aussi une lutte car « ne se maintient en ce monde que ce qui insiste, ne cède pas ».
Alors les traces laissées sur ces pages de carnets déjà anciennes deviennent comme la preuve ténue que les mots peuvent, un instant, tirer de l’oubli ce qui a été vécu et inscrit pour le rendre à un revif et le faire résonner au présent : « Tu parles, et tout recommence », tu écris, tu lis, pourrait rajouter le poète, et la pensée en marche, ordonne, « range, classe », et les noms se prononcent, les choses retrouvent une épaisseur, et les visages enfuis , dont celui de la mère, resurgissent. Nous voilà dans la circulation des souffles, à la frontière où « l’air cicatrise vite » ; et si passé et présent, visible et invisible dévoilent leur couture, c’est parce que celle-ci se met à saigner par poussée des corps, à résonner par battements de langue là où traversent les âmes-fantômes, dans ce nouvel espace-temps : l’écriture.
Avec elle reviennent des paysages, Etretat et ses falaises, Le Brusc où, « installé sous un mimosa », s’est écrit Ce lieu que les pierres regardent, des choses tel un muret en Corse ou la Marne évoquée dans Voyages à Saint-Maur. Le va et vient incessant d’un corps à une tête, s’installe, créé dans le texte par la reprise des thèmes chers à l’auteur et retrouvés de livre en livre : l’espace et la chambre, le corps et ses vêtements, le visage de l’autre, les animaux, les photos, l’enfance et les mots … La langue du poète dans sa distance et sa sobriété les lève pour les interroger et ici les réinventer en d’infinies variations, parfois jusqu’au paradoxe. Car le monde pour Jean-Louis Giovannoni d’un instant à l’autre peut basculer du rêve à la réalité, du vivant à la pétrification ou la putréfaction. Dans L’air cicatrice vite, chacun des blocs brefs en prose est séparé des autres par un symbole signifiant, un petit cercle bordant le vide, comme si l’éditeur avait souligné, peut-être intuitivement, toutes les obsessions de l’auteur : la fermeture du cercle comme lieu, l’air et la transparence, l’issue introuvable. L’ensemble du recueil s’apparente d’ailleurs à la recherche de ce « possible dans la circonférence de l’impossible » (2) qui délimite nos vies et nos voix.
Les objets, eux-mêmes changeants, peuvent avoir autant envie de se perdre que d’être des veilleurs, des gardiens immobiles : « Sur la cheminée, une photo poussiéreuse … Les infirmières passent devant… ». En cela ils ne sont guère plus rassurants que les hommes toujours en mouvement, toujours indifférents ou divisés dans l’extériorité comme dans l’intériorité : tout « se fait et se défait sans cesse au-dehors et au-dedans de nous ». Aucune place fixe donc, puisque corps et même mots sont volatiles, « prêtés », nous dit l’auteur, et que « tout ne peut pas être rapatrié ». En témoignent malgré l’étreinte amoureuse le lointain des corps, et l’effacement, et la mort qui fait d’un visage un « trou noir ». Les vêtements sont nos « enveloppes » tel ce « chemisier froissé, jeté au sol », et bientôt ils se substituent à leurs propriétaires dans une présence qui signe une absence : ainsi la saisissante image de « ces morts pendus à des cintres, serrés les uns contre les autres ».  
Ces fragments de Jean-Louis Giovannoni, sorte particulière d’aphorismes, sont à la fois monologues (intérieur ou pas selon l’alternance du je-tu) et dialogues lorsque l’emploi du nous et la récurrence des interrogations interpellent aussi le lecteur : « nos vêtements, nos poches… et si c’était cela notre corps ? ». Ils expriment les errances d’une pensée qui tente de saisir ce qui lui échappe de la matière et de l’être : « Tu réponds toujours à ton nom. / Tu t’y tiens. C’est bien. / Dehors tout bascule. » Ou tout déborde, nous déborde. Ne cherchons-nous pas en effet une demeure dans ce réel qui nous est énigme tant par la vitalité violente des éléments naturels et la diversité vertigineuse du vivant que par les mots « qui sont peut-être déjà morts » ? L’auteur ne cesse pas d’en interroger les formes, les expressions et les proximités. Dans son œuvre la fascination pour « l’entre-deux » témoigne du choc de la rencontre entre les espèces, les règnes ou les états de l’être comme dans Garder le mort, son texte fondateur mais aussi Journal d’un veau, ou Les mots sont des vêtements endormis. « L’air arrache à la première respiration », constate le poète, et dès la mise au monde nous connaissons toutes les formes de la séparation et de l’incertitude. Il nous faut endosser une incarnation mouvante et apprendre difficilement à exister avec les autres et nous-mêmes dans un monde où s’agitent les ombres. Ombres des vivants et des morts, ombre de l’enfance, ombre des mots. Comment trouver sa voix et entendre ce qu’elle murmure en sachant que «  de nos passages rien ne subsiste » que « les pierres continuent leur course » malgré « nos encoches » répétées, comme « les maisons », comme « les insectes » ou le chien, comme les visages croisés qui se succèdent. Comment vivre la présence, l’altérité et le lien avec la conscience de la cruauté, du tremblé et du périssable ?
Telle est la quête poursuivie dès sa jeunesse et encore aujourd’hui par Jean-Louis Giovannoni. Elle éclaire son parcours d’assistant social en psychiatrie et ses manières singulières de secouer l’esprit par un questionnement à la fois matériel et verbal mais aussi métaphysique. Ecrivain « pensif » et observateur lucide, il écrit une œuvre aux genres et aux registres diversifiés mais dont l’unité est reconnaissable de par sa vision et sa langue singulières. Elle n’est pas sans nous ramener à des écrivains comme Michaux, Beckett ou Bousquet dont il fut le lecteur avant de trouver son propre pas. Avec L’air cicatrise vite, nous remontons aux fondations de son écriture dans un texte sobre mais qui nous saisit car déjà il décline ses obsessions, histoires de chair donc de vie, de mort et de mots. Il est d’autant plus intéressant de lire ces inédits qu’ils nous ramènent à ses dernières œuvres, en les faisant résonner autrement. Toute une traversée donc, et qui éclaire d’une belle lumière ma lecture de Voyages à Saint-Maur et celle de Sous le seuil qui parlent l’enfance et « les existences multipliées » d’un vivant à étreindre dont nous venons et où nous retournons.
Sylvie Fabre G.
1. Jean-Pierre Sintive a défini le premier comme fragments le type de textes écrits dans ses carnets par JL Giovannoni dans les années 80.
2. Roberto Juarroz,
Jean-Louis Giovannoni, L’air cicatrise vite, éditions Unes, 2019, 64 p., 16€


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