Au musée d’Orsay, sur la gauche de l’escalier principal, se trouve une sculpture autour de laquelle, chaque jour, les visiteurs s’attroupent. Ce marbre, qui représente une femme nue de grandeur naturelle, étendue sur un lit de fleurs, dont le corps adopte une étrange torsion, a pour titre La Femme piquée par un serpent. Scandale du Salon de 1847, cette œuvre majeure de Clésinger ne représente rien moins qu’une femme saisie en plein orgasme – le serpent et son venin n’étaient que des leurres destinés à tromper la vigilance du jury. Le tintamarre ne venait pas seulement du caractère érotique du marbre, qui attirait les foules en mal de sensations. On accusait aussi le sculpteur d’avoir moulé sur nature cette femme si réaliste, non de l’avoir modelée. Clésinger se défendit avec ardeur, jusqu’à provoquer en duel son principal accusateur, Gustave Planche, qui finit par se rétracter. Et pourtant ! Le piteux Planche avait raison, il y eut bien moulage, comme Delacroix l’avait noté, même si la sculpture compte parmi les plus belles jamais produites au XIXe siècle. Quant au modèle, mon arrière-grand-tante Aglaé-Joséphine Savatier, plus connue sous le nom d’Apollonie Sabatier, « La Présidente », elle tenait un salon hebdomadaire où elle allait, au fil du temps, recevoir ses amis, notamment Théophile Gautier, Flaubert et Charles Baudelaire qui lui ouvrit les portes de la postérité en lui dédiant dix des plus beaux poèmes des Fleurs du Mal.
Etrange relation, que celle de ce poète et de cette muse, fondée, non sur le désir charnel, mais sur l’idolâtrie la plus cérébrale dont témoignent les vers et les lettres qu’il lui adressa anonymement de 1852 à 1854 ! Dans son premier roman Baudelaire et Apollonie (Arléa, 158 pages, 17 €), Céline Debayle s’attache fort bien à retracer cet amour singulier, en se concentrant surtout sur la journée du 27 août 1857 durant laquelle Apollonie pensa consoler Baudelaire de la condamnation pénale qui, une semaine auparavant, avait frappé son recueil de poèmes en se donnant à lui, prenant le risque de passer du statut de déesse à celui de femme.
Ce livre ne souffre pas des habituels défauts que l’on rencontre dans un premier roman. L’écriture élégante séduit, on peinerait à en prendre en défaut l’érudition, le dispositif narratif de l’ouvrage s’impose comme une belle trouvaille, puisque l’auteure insère, entre ses chapitres, des extraits d’une lettre imaginaire (mais on ne peut plus plausible) adressée par Apollonie à son amant en titre, Alfred Mosselman. Ami de Musset, rompu à la fréquentation des artistes, cet industriel et financier avait été le commanditaire de la sculpture de Clésinger. A l’image du roi Candaule dont Théophile Gautier avait popularisé l’histoire, il avait voulu montrer au monde le corps de sa maîtresse, alors considérée comme l’une des plus belles femmes de Paris. Mais à quel prix ! Car le moulage, même par fragments, d’un corps dans le plâtre se révèle une opération des plus pénibles pour le modèle. Sur la fin de sa vie, elle en conservait encore un souvenir cuisant.
