Comme nous l'avons vu dans le précédent article d'une série sur le Cœur de la Reconnaissance (Pratyabhijnâ-hridayam) de Kshéma Râdja, la conscience est au cœur de toute vie.
Cependant, d'un côté, la conscience se manifeste comme monde ; de l'autre, elle est le monde, car rien ne peut exister en dehors de la conscience, puisque rien ne se manifeste en dehors de la conscience.
Autrement dit, la relation entre la conscience et le monde n'est pas claire. S'agit-il d'une relation de cause à effet ? La conscience est-elle la cause du monde à la manière d'un potier qui façonne un pot ? Ou bien la conscience est-elle le monde ? Mais alors, pourquoi dire qu'elle est la cause du monde ?
Si la conscience est Dieu, est elle la créatrice du monde, ou bien le monde lui-même ? La philosophie de la Reconnaissance est-elle une théologie ou un panthéisme ?
Tel est le sens de l'objection formulée à ce point du texte, texte qui ne fait toujours qu'expliquer le premier aphorisme ("La conscience, absolument libre, est la cause de la réalisation de toute chose/ de l'univers") :
"Mais on pourrait se demander : comment la conscience peut être la source du monde car, si le monde est séparé de la conscience, il n'est rien du tout ; et s'il n'est pas séparé de la conscience, comment peut-il parler d'une relation entre la conscience et le monde ?"
En effet, dire que la conscience est la cause de l'univers, c'est présupposer une certaine différence entre la conscience et l'univers. Mais alors, pourquoi avoir dit auparavant que la conscience est l'univers ?
Voici la réponse de la philosophie de la Reconnaissance :
"Je réponds que c'est la conscience elle-même, la Maîtresse, qui se manifeste clairement à travers ces mondes innombrables, car elle est libre et sans essence fixe. C'est seulement en ce sens que, finalement, on admet ici une "relation de cause à effet"".
Kshéma Râdja, philosophe de la Reconnaissance, répond en substance que le monde est la conscience en train de se manifester. Là est le point-clé subtil : la conscience n'est pas la créatrice du monde à la manière d'un potier qui façonne un pot après l'avoir désiré et conçu, car le pot est un objet séparé du potier. Dans ce cas, en effet, on peut à juste titre parler d'une relation de cause à effet entre le l'artisan et son oeuvre.
Mais dans le cas du monde et de la conscience, il en va tout autrement. Le monde n'est pas un effet de la cause consciente, mais il est la conscience en train de se manifester. Autrement dit, le monde est bel et bien conscience, et pourtant il y a une certaine différence entre eux, puisque l'on parle bien de la conscience et du monde. Cette relation existe donc, mais c'est une relation d'identité : quand, par exemple, je dis que Socrate est un homme, et que donc il est mortel, je fonde ma conclusion ("il est mortel") sur un certain type de relation logique entre "Socrate" et "homme", une relation de genre (le genre humain) à individu (l'individu Socrate). Socrate est un cas particulier du groupe général humain. Il illustre ce genre, il en est un exemple, une manifestation donc. Et pourtant, il est bel et bien un homme. En voyant Socrate, je vois bien un homme.
De même, le monde est une manifestation de la conscience : il en est un cas particulier, il est une cristallisation de l'acte conscient, une parmi une infinité d'autres possibles. Et donc, quand on voit le monde, on voit la conscience elle-même, même si alors on ne voit pas toute la conscience. Quand je vois telle vague, je vois bien l'océan, mais pas tout l'océan. Il y a une relation entre l'océan et les vagues, mais cette relation n'est pas une relation de cause à effet : c'est une relation organique, intérieure, entre une masse en mouvement total, et l'un de ses mouvements particuliers. Il y a donc ici à la fois relation et identité, unité et dualité. L'océan ne se réduit pas à une vague, et pourtant l'océan ne se cache pas "derrière" la vague : il se révèle en elle, sans cesser d'être ce qu'il est, car elle n'est rien d'autre que lui.
Et ceci est possible parce que la conscience, contrairement aux objets matériels, peut se manifester comme autre qu'elle n'est, sans toutefois cesser d'être elle-même. C'est ce dont nous faisons l'expérience à chaque instant. La conscience transcende les opposés, embrasse toutes les contradictions. Elle est donc libre de se manifester ainsi ou autrement, elle n'est pas "fixe". Je traduis ainsi l'adjectif sanskrit svaccha (prononcé "souattcha"), littéralement "limpide" ou "pure". Mais la conscience n'est pas pure au sens ou un cristal peu l'être, car le cristal, justement, n'a pas ce pouvoir de se manifester comme différent sans cesser d'être ce qu'il est. Il n'est pas libre. Il est ce qu'il est, et rien d'autre. Tandis que la conscience possède ce pouvoir mystérieux, mais dont nous faisons l'expérience directe à chaque instant, de pouvoir se faire autre, tout en restant soi. C'est un point capital de la philosophie de la Reconnaissance, qui vaut que l'on prenne la peine de bien l'entendre, sans quoi cette idée ne restera qu'un mot, alors que ce discours n'a d'autre but que de pointer directement l'expérience donnée ici et maintenant.
En ce sens, la Reconnaissance n'est certes pas une théologie (un discours rationnel sur Dieu), du moins pas au sens habituel. Mais elle n'est pas non plus un panthéisme, si l'on entend par là qu'elle réduirait Dieu à la totalité des choses, à l'univers. Dieu, parce qu'il est conscience, transcende toujours le monde, car la "conscience de" tel ou tel objet transcende toujours cet objet, simplement en étant la conscience qui se manifeste en manifestant cet objet. Chacun peut, dès à présent, le constater par sa propre expérience : je suis toujours "quelque chose de plus" que ce que je perçois, que ce que je pense, alors que les choses ne sont jamais rien de plus que de la conscience en train de prendre conscience, en train de se manifester, c'est-à-dire en train de se réaliser librement sous telle ou telle forme.