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Une page de Leslie Kaplan

Publié le 23 juin 2019 par Onarretetout

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On pense avec des livres, des films, des tableaux, des musiques, on pense ce qui vous arrive, ce qui se passe, l’Histoire et son histoire, le monde et la vie, 
et cet avec signe une forme particulière de pensée qui tient compte de la rencontre, d’une rencontre entre un sujet et une œuvre, à un moment donné de la vie de ce sujet et de cette oeuvre
c’est en ce sens, avec, qu’il est dans ce livre question d’outils
d’outils pour penser
penser avec Dostoïevski, avec Faulkner, avec Kafka, avec Robert Antelme, avec Maurice Blanchot, avec Cassavetes, Rivette, Bunuel, Jean-Luc Godard...
penser avec une oeuvre : avec un objet fini et infini, fabriqué par un homme ou des hommes, et qui, mis en circulation, va à la rencontre d’autres hommes, et pourra, ou non, effectivement en rencontrer certains
cet avec est intéressant à la fois pour les œuvres et pour ce qui est pensé grâce à elles
autre façon de voir l’oeuvre, autre façon de voir la vie
autre : ce ne sont pas, les oeuvres, des produits qui seront accumulés, dans des armoires ou des placards ou ailleurs, des signes de richesse ou des restes protégés, vénérés
ce ne sont pas non plus, ces oeuvres, des supports pour des opinions, des anecdotes, moi je pense que, moi à mon avis, moi moi moi
une oeuvre est un objet particulier tout à fait particulier ouvert à l’autre, adressé
qui porte du sens, pas le sens mais du sens
qui établit des rapports entre les choses, les moments, les êtres,
des rapports entre ce que l’on pensait auparavant sans rapport
rapports nouveaux, étonnement, surprise,
qui peuvent pour cela provoquer des résistances
on peut détester la surprise, détester être surpris, 
mais ces rapports sont des ponts, par où l’on peut passer
par où l’on peut sauter
liaisons, associations, croisements, recoupements, rapports
et le fait qu’il s’agisse de rencontre signifie qu’une oeuvre n’a bien sûr pas été faite pour quoi que ce soit
pas plus qu’un être humain n’a jamais été fait pour (la gloire de sa mère, ou de son pays, ou de Dieu)
mais une oeuvre interprète la vie, elle peut le faire
l’art n’est pas en dehors du monde
l’ailleurs visé par l’art est de ce monde
dans la vie, en prise, en conflit, avec la vie
“la vie vivante” (Dostoïevski)
et la culture est une des dimensions qui fait lien entre les hommes, y compris en excluant. 

J’ai rencontré il n’y a pas longtemps une jeune femme étonnante avec qui j’ai sympathisé
elle m’a beaucoup parlé d’elle, pour diverses raisons mais sans doute d’abord parce qu’elle voyait en moi “l’écrivain”
elle : peu d’études, peu de culture, très très peu
elle n’avait jamais été dans une maison “où il y avait de l’art” (il y avait en effet des tableaux au mur)
plus tard elle m’a dit qu’enfant, elle avait sept ans, elle avait vu sa mère tuer son père
et à ce moment là, elle a ajouté, j’ai vu que ma mère était morte
cette phrase extraordinaire, exceptionnelle, (“l’art c’est l’exception”, dit Jean-Luc Godard) “j’ai vu qu’elle était morte”, elle ne l’avait ni entendue ni lue, elle l’avait trouvée, seule et petite, et de toute évidence elle allait passer sa vie à la penser
depuis elle en a fait quelque chose, elle sauve les gens du feu, elle est devenue sapeur-pompier
la culture ce serait ce qui lui donnerait les moyens, les outils, pour penser toute cette phrase, l’accueillir toute, la vivre, la développer, la mettre en rapport avec des oeuvres et des hommes qui sont en rapport : toutes les oeuvres, tous les hommes, les outils pour faire partager à son tour aux autres l’objet de cette question-là. 

introduction au livre Les outils, publié en 2003 (POL)


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