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(Note de lecture), Annie Dana, Il y avait, par Alexis Pelletier

Par Florence Trocmé

Les épiphanies d’Annie Dana

Dana.couverture
Il y avait qui vient de paraître chez Rougier V. éd. est un livre d’Annie Dana qui s’offre au départ comme une sorte de plongée autobiographique. Le poème se construit comme un récit en vers libres faisant part d’une expérience personnelle. La quatrième de couverture permet à qui ne le saurait pas de savoir qu’Annie Dana est née à Alger : et cette ville est présente avec des mots comme « casbah » ou « ville blanche » (p.8). Dans la même perspective, quand on lit : « L’été / Dans le pays natal / Aux rives brûlantes / Il y avait la grâce de s’élancer / À l’assaut de la mer » (p.7), on constate que la chaleur se résout dans la mer. C’est bien un trait de la littérature structurée autour d’Alger. (On peut songer par exemple au bain de Meursault, dans la première partie de L’étranger.)
Annie Dana surprend par sa capacité à noter les sensations. Celles-ci permettent à son expérience personnelle de devenir rapidement une histoire commune pour les lectrices et lecteurs. C’est aussi bien « Le corps quasi nu couleur de brugnon mur » (p.7), que le « rire oublié des fontaines » (p.8). Et l’enfance de devenir « lichen sur la mémoire » (p.9). On peut donc à partir du « vécu » d’Annie Dana plaquer toutes ses références. Les mots « fontaines » et « lichen », que je viens de nommer, greffent immanquablement dans ma lecture les poèmes de Sacré ou d’Emaz.
Dans le récit, l’enfant devenue adolescente s’invente « un futur singulier » (p.10). Et l’expression convie à quelque chose qui se loge entre la sympathie et l’identification : « Car à la fin de ces années-là / On avait la jeunesse enragée / Qui soudain s’était réveillée / Exaltant la fraternité / Aux cris de la révolution » (p.12). C’est Mai 68 qui passe, non sans humour ; notamment quand Annie Dana rappelle la parole de Fidel Castro « Trabajo si samba no » (p.13) et la réponse de la foule reprenant la parole du Líder Maximo « en dansant ».
En fait, c’est l’ouverture au monde qui est scandée par les reprises régulières de la formule du titre. « Il y avait la vie en friche » (p.14), « Il y avait l’indifférence des nantis » (p.16), « Il y avait les chemins étoilés /vers nulle part » (p.21), « Il y avait les rencontres » (p.25), etc. Et, simultanément, la figure de l’auteure – qui n’utilise pas le « je » - se précise par la fiction de la troisième personne du singulier : « Il y avait les questions / Qu’elle devait se poser sous peine de mort / En se figurant devenir les réponses » (p.20) Ainsi, ce récit de vie se lit comme un parcours qui retient les moments clés de l’existence, ceux qui se rencontrent dans le dernier mot du texte, le mot grec έπιφανεια : épiphanie qu’il faut lire comme manifestation de la puissance de la vie, et qui est aussi le sous-titre du livre placé dans la page-titre.
Toutefois, cet ensemble de moments qui surgissent par l’écrit n’est ni naïf ni aveugle à ce que Cocteau appela la difficulté d’être. Au contraire, Annie Dana, tout au long du livre, cherche à « Renouer les fils / Rassembler les parties éparses » et ce geste sonne comme « un travail de titan » (p.41) Parfois, c’est même « la désolation du réel »  (p.45) qui semble l’emporter. Alors, d’une manière presque tragique, « Le refus de l’oubli s’incruste / Dans l’escarcelle des gestes / Quand / Sous les silences / Gisent les phrases déchues / De la parole dévoyée » (p.41). Mais cette gravité de la vie trouve finalement « La densité inégalable du réel / À aimer sans preuve » (p.45). Et cette densité de s’imposer, paradoxalement presque, par la légèreté de l’écriture.
Celle-ci d’ailleurs, insensiblement, conduit les lectrices et lecteurs à l’évidence du présent. « Il y avait » devient « Il y eut » (à partir de la page 26), puis « il y a » (à partir de la page 37). Même si ce découpage n’est pas systématique. Le présent gagné par « il y a » n’interdit donc pas de replonger vers le passé. Mais c’est bien le présent qui l’emporte, finalement, voire le futur.
Un chemin de vie est donc donné à lire dans une écriture qui impose son rythme en se déployant avec le souci du partage. La strophe suivante en est peut-être un très bon exemple : « Se pavanaient les bavardages / Les habitudes frivoles / Le décor d’une époque / Dont elle ne pouvait s’extraire / Abusée par les ravages de l’enthousiasme / Captivée par l’invite d’un trait d’humour / La dérision d’un persiflage / Dont elle n’osait se figurer / S’il prêtait à rire ou à pleurer » (p.17). Les mots sont simples, ils permettent l’émergence des souvenirs qu’une préface de Marc Kober désigne comme des « péripéties existentielles » (p.5). Et les lectrices et lecteurs de toucher à quelque chose qu’ils ont en commun avec ce qu’ils lisent.
Il ne s’agit donc pas pour Annie Dana de raconter sa vie mais d’en faire un poème entièrement tourné vers les autres vies qui sont là et qui viendront. C’est d’ailleurs pour cela que l’épigraphe « Après / Nos traces abolies / Dans l’oubli de nos vies / Sous la glaise des mots // (Il y aura…) // D’autres vies » est reprise entièrement à la fin de l’ouvrage. Ainsi, peut-être, le livre entier est à lire comme un seul poème qui dit sans cesse le recommencement du monde. Ou qui, plus exactement, permet à la femme qui s’est affirmée dans toutes les pages du livre de différer sans cesse « L’aube du dernier jour » afin de « guetter / À l’horizon / Avant de fermer les yeux / Le retour du ciel noir de la nuit constellée » (p.51). Le trajet est bien celui qui mène du passé au présent puis au futur : il y avait, il y a, il y aura.
Tout ce poème, en outre, se déploie grâce à une mise en page somptueusement réalisée par l’éditeur, peintre et graveur Vincent Rougier. La couverture se compose de la reproduction d’un tableau, nommé évidemment Épiphanie et les pages du livre proposent des variations et froissages autour de l’estampe qui clôt l’ouvrage. Le soin porté à l’ensemble donne donc un écrin très finement travaillé aux vers d’Annie Dana.
Alexis Pelletier

Annie Dana, Il y avait, Préface de Marc Kober, collection « Poésie & Peinture », Rougier V. éd., 2019, 56 p., 18€


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