Recueil de nouvelles, d’énigmes rituelles, petit théâtre des cruautés de la vie quotidienne, journal intime(/)à scandale, contes défaits tous comptes faits, faits d’hi(v)er, de ce qui a été, fut(s) – alcool, cigarettes, pornographie et infant-/su-icide, pas-/pul-/sions de mort, toutes drogues confondues – pour une série de personnages qui (de)meurent, tour à tour, systématiquement ; étude de ca(tastrophe)s psycha[nal](y)trique, psychothriller, murder-party fine ou encore bad-trip, Tu ouvres les yeux tu vois le titre, Arno Calleja, sorti le 17 mars 2018 chez LNA (Le Nouvel Attila) dans le label Othello (« dédié aux textes mutants ») est un OLNI (Objet Littéraire Non identifié) qui ne dit pas son nom.
« J’ai dit que je l’aiderais (…) Que j’avais nagé des heures sous l’eau. Que je pouvais encore sentir le sel sur ma peau malgré le bain. Que j’avais retrouvé ma maison grâce à un renard. Que j’avais fait l’amour avec moi-même. Que moi non plus je ne savais pas que j’étais homosexuelle. Qu’il y a des passages secrets dont on ne peut pas se douter, avant de les passer. »
Tu ouvres les yeux tu vois le titre. In-édit/-connu/-at-/en-tendu/ou-i(/-ïe). Qui t'interpelle davantage en corps si tu (re)connais(sais) Arno Calleja [(l’hal)lu ici ou là, dans ces recueils choisis 2003-2007 pour ma Carte blanche sur Poezibao]. Là il y a des êtres (hommes, femmes, enfants, animaux — mêlés souvent) sans nom qui réagissent en chaîne/miroir, font l'amour ensemble (ou le croi(s)ent — c'est à dire avec eux-mêmes parfois) à divers stades de leur évolution, de leurs échang(ism)[es] et métamorphoses. Des êtres vivants, car morts/morts, car vivants. Comme si ces morts, pendants de celle de l'auteur, constituaient pour le narrateur, la narratrice, entre reconnaissance et renoncement, un (état) passage(r) obligé vers une existence (dé)livrée.
« Chapitre quatre, c’est un jour de pluie. On sort d’un cinéma. C’était un film d’Eustache. On marche en parlant, mouillés. On cite des phrases on chante un air, comme dans le film. On rentre on fait l’amour, c’est la vie facile. Personne n’aurait l’idée de se tirer un coup de fusil dans la bouche. »
Au gré des chapitres annoncés en toutes lettres dans le corps du texte – et non par les pages bleues (couleur de la police [gros yeux, gros caractères] et de la couverture métallisée), simple jeu d'inter-lu/-mè-des, de colin-maillard au bord de la falaise – tu vois grandir ce qui était en puissance dans l'œuvre antérieure d'Arno Calleja, créature homoncule dotée d’une bonne composition et d’une double nature : un art brut naïf et complexe, abstrait et concret, oral et l’écrit, qui lie rite et réalité. Où, via le symbole et l’archétype, la psychologie des profondeurs, analytique et viscérale, tape là où ça fait mal pour (re)constituer sensiblement, entre Eros et Thanatos, le fondement du récit.
Au fil des pages (souples du livre souple), tu vois revenir des o-/ré-currences, correspondances et synchronicités, enchaînements mor(d)bides et mortifères, motifs en ma-n/-t-ière de spatule, de raclette, de truelle, de taloche. Ici, pas de latin de cuisine, on y va comme à la bétonnière, à coups de ponceuse intrusif, de tableaux marteaux pas piqués des vers, de poncifs inédits (comme un pochoir à graff sur une bouteille de scotch, une décolleuse à papier peint sur une laque glycéro) qui constituent une trame, un canevas, dont on ne sait (s'il sait) où il va, mais qui y va. [Va, ne t’inquiète pas, ne te retourne pas, Tu ouvres les yeux tu vois le titre, là.]
Des sensations de déjà-vu et des impressions de jamais lu. Chez Julien d’Abrigeon (Le Zaroff), Pablo Katchadjian (Quoi faire) et Jason Hrivnak (La Maison des Epreuves) ; Carola Diebel, Alison Bechdel et Angela Carter ; David Lynch, Romain Verger et Mathieu Brosseau. Du Saccage à La ville fond, du chemin parcouru d’un ouvrage à l’autre par Quentin Leclerc, des recueils passés au présent par Arno Calleja. Un chemin que tu as toi-même entrepris, de la déconstruction, de l'ellipse et de l'énumération, à un retour vers le futur de la narration, de sa réalité augmentée. Un récit réinvestit par la poésie, où le cycle s(')e(m)mêle à (la faveur d'une linéarité extrême, de son acc-élération/umulation, pour retomber sur ses pieds.
Comme si tout menait à ce livre que tout désigne pourtant (et d'abord lui-même, dans le fond et la forme) comme étranger à ce qui se fait. Où l’essentiel n’est pas tant l’effet [à l'opposé no-t-/am-/mm-é-ment du Glose de Juan José Saer (morne à force de réalisme, mais dépassant les portes et bornes de la perception)] que les faits, gestes et images, qui provoquent le trouble, l'effarement : Incept-/abdu-tion, zoo-nécro-géronto-pédo-philie, sadomasochisme, prostitution, chutes d’O(n/-an/-ir/-isme), chevaux, renards & poils de chatte, (s)cène(s) mystique(s), (es)TOCS de l’enfance, tactiques d’adultes et tic-tac d’une existence en modèle réduit, particule(s), at( h)ome. Home sweet & Fun home, mais pas tant.
« J’étais bien. Je n’avais personne à qui penser, à part un enfant, celui que j’aurais aimé avoir. J’aurais été le seul enfant que j’ai connu je me suis dit. Là, je crois, j’ai un peu pleuré. Un hélicoptère est arrivé. J’ai été appareillé. J’entendais l’air tourner dans les hélices. Dans le ciel j’ai dormi, pour ça, les piqûres aident. »
Tu ouvres les yeux tu vois le titre (cela va sans dire, la plupart du temps) et ce titre (Tu ouvres les yeux tu vois le titre, mais est-ce vraiment le titre ?) nomme sans le nommer cet ouvrage qui t’est désigné (en trois mots, dans la quatrième : « C'est un livre. Une action, une phrase ») et destiné sans que tu puisses le pressentir encore, mais s’offre déjà. A ton regard qui se dessille, à ta morale qui (sour)cille, au je(u) auquel le tu cèdes lorsque cela advient. Lorsque l’extime rejoint l’intime, que l’issue de secours devient porte d’entrée, que le vice versa si bien son tribut à la vie que celle-ci, malgré la mort subi(t)e, surgit pour rendre de belle, hardcore, ultrash & tragique façon, la monnaie de sa pièce à la littérature par la poésie.
En fin d’ouvrage un(e) band(e) son[g], dédicace aux ami·e·s, suivi d’un court manifeste biographique, éclairent la démarche vitale et littéraire d’Arno Calleja, entre amoncellement et évidement, pensée-fictions et inconscient.
Eric Darsan
Arno Calleja, Tu ouvres les yeux tu vois le titre, Othello éditions, 2018, 128 p., 12€.