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Un peu, beaucoup, à la folie de Liane Moriaty

Par Gangoueus @lareus

Liane Moriarty est une auteure phénoménale. Ses lecteurs couvrent le globe. Avec son livre Un peu, beaucoup, à la folie, j’ai été interpellée par sa représentation féminisée du personnage masculin. En m’appuyant sur les premières pages du livre, je cite plusieurs fois l’auteure pour nous permettre de voir cette émasculation. Je n’évoque l’émasculation qu’au sens figuré, entendue comme pratique de rabaissement de l’homme, en le dépossédant de ses traits de caractère distinctifs et de sa position. Sans nier le ‘génie’ de l’auteure (dont Flaubert dit que c’est une « névrose »), j’aimerais toutefois en tant que femme dire mon étonnement à la description de cet homme moriartien. (Penelope Zang Mba)
Comment Liane Moriarty démasculinise ses personnages masculins : Cas de ma lecture de ‘Un peu, beaucoup,à la folie’
Un peu, beaucoup, à la folie de Liane Moriaty

1.   Pour résumer l’auteure

Je suis calée, entre un coussin moelleux et un agréable plaid. Je me décide à lire le Un peu, beaucoup, à la folie (Albin Michel, 2018, version Poche), de l’Australienne Liane Moriarty. L’auteure est géniale. Une trame addictive, un univers chic qui laisse à voir les rebus de la société privilégiée. Avec humour, habileté, elle nous présente souvent des couples ou des personnages en cœur, pour construire une intrigue trépidante.
Je ne m’ennuie donc jamais avec du Moriarty entre les mains. Au contraire. Même si parfois, en lisant, je me demande ce que j’ai vraiment appris. Les livres de Liane Moriarty ne sont pas là pour vous éduquer. Ils ne prétendent pas vous rendre vertueux. Ils vous maintiennent amusés, vous font agréablement passer le temps dans le bus, vous font tourner frivolement les pages afin de découvrir la source du meurtre. Une sorte de roman policier fait pour les femmes riches superficielles.
Et le tout marche ! Les personnages ressemblent à une parodie, on a d’ailleurs l’étrange impression de lire le scénario d’une série télé américaine, de type Desperate Housewives.
Mais voilà mon propos. Je ne m’étais pas vraiment rendue compte de cela en lisant Le secret du Mari (Albin Michel, 2013). Ce magnifique livre relatait l’histoire d’un meurtre, qui sera élucidé sur une fin rocambolesque et imprévisible. Je n’avais pas vraiment noté la féminisation du personnage masculin.En revanche, en lisant Petits Secrets, Grands Mensonges (Albin Michel, 2014), mes radars ont commencé à repérer ce que je peux appeler ici l’émasculation du genre masculin. Cependant, cela ne m’empêcha pas de continuer ma lecture, quoique piquée par la présence de ces personnages hommes efféminés. Le seul dont la masculinité sera affirmée, le sera par un traumatisme d’enfance, et deviendra violent. La fin ne l’épargnera pas. Ce woman beater finira tué d’une manière ridicule, par la femme la plus mièvre du roman.

2.   Un homme infantilisé

Me voici donc lisant Un peu, beaucoup, à la folie (Albin Michel, 2018).C’est le début de ce livre que je me propose d’analyser, notamment les pages 41 à 70.L’histoire est assez floue (je lis encore le livre), mais on se doute que quelque chose a eu lieu lors du barbecue organisé chez Vid. Les couples qui y ont participé, ressentent un sentiment de malaise, qu’ils ne parviennent pas à expliquer. Et, l’auteure nous les présente, et je me suis particulièrement intéressée au couple Clémentine et Sam.
Le nombre de références trouvées qui témoignaient de l’émasculation de Sam par son épouse, et le narrateur (qui ici est l’auteure ?) furent impressionnantes. Je n’ai quasiment pu, comme lorsque l’on court sous la pluie, échapper à des allusions, comparaisons, qui n’aient eu pour but de faire de Sam, une forme d’homme en moins, tandis que Clémentine elle, brillait d’une aura de force, presque comme si elle était l’homme de la maison. Cela me rappelait le couple Madeline-Ed dans Petits Secrets, Grands Mensonges. Si j’avais parfois trouvé Ed mignon, pour être le froid face à la folie de Madeline ; la voix de la sagesse face à la furie volcanique Madeline ; j’ai eu du mal à adhérer à la description de Sam.
Sam est un bon père. Il est présent, sensible, aimant. Sa femme, que l’on a du mal à trouver charmante, ne semble pas forcément faire d’effort pour mériter cette affection. À la page 59, Sam propose à son épouse de sortir les filles, afin que celle-ci puisse travailler. Il organise une sorte d’imitation de la scène de la représentation musicale de son épouse (elle est violoncelliste). Il parle, chuchote avec ses filles ; elle, elle pense. Elle fait elle-même, par le narrateur, l’analyse de l’action de son homme, qui nous apparaît presqu’immature. La différence des tempéraments ici échoue à paraître attirante. Clémentine semble purement et simplement adulte, alors que Sam est puéril.Moriarty semble apprécier ce schéma. Celui où des femmes dures, presque difficiles, parviennent quand même à trouver un mari doux, généreux « naturellement » (p.61/sur Sam). On lit :
« La générosité lui était naturelle. Elle, elle était plus ou moins forcée de faire semblant. »
Et cela se voit dans la description de la scène qui ouvre le chapitre 5, à la page 49. Sam est celui qui est plus proche des enfants, demande à Holly d’enlever les talons de sa mère, de peur qu’elle ne tombe (p.52).
Mais la faiblesse de Sam est définitivement fixée, dès la page 64. Ce dernier se rend à son nouveau poste de Directeur Marketing pour des boissons énergisantes. Il contemple avec envie un adolescent qui travaille à la gare. La bravoure de ce jeune homme nous est lue par les yeux de Sam, ce qui revient à dire qu’à ses yeux, il ne se considère même pas encore aussi fort que cet ado : « Il devait avoir tout au plus quinze ans et pourtant le voilà qui amarrait un ferry à quai sans le moindre effort. Il fit un signe au capitaine et cria : « Circular Quay ! » aux passagers qui attendaient avec leurs parapluies et leurs imperméables, puis il rabattit violemment la passerelle du ferry sur le quai dans un grand fracas métallique. Les passagers se ruèrent dessus pour monter à bord la tête rentrée dans les épaules afin de se protéger de la pluie tandis que le jeune garçon bravait les éléments, la tête haute. » (p.65).
Nous continuons : « À le voir, Sam se sentait mou et flasque, assis là docilement avec son pantalon en laine trempé et sa chemise à rayures. » (p.65).Sam envie le jeune homme en comparant sa force et la maîtrise de ses gestes à sa personne qui est molle et flasque (sans doute pourquoi il travaille dans une entreprise qui fait des boissons énergisantes ?)
Le travail de bureau qu’exerce Sam, étant aussi comparé au labeur physique ; ce labeur physique qui rappelle donc la vraie masculinité ; celle où l’on transpire, l’on fait du bruit…Le labeur d’où l’on est rendu invisible mais visible par le travail bien fait.

3.   Le labeur est pour l’homme…

À la page 66, Sam évoque un regret. Ce regret justement de ne pas avoir été ouvrier ou artisan, car il avait voulu faire le métier que sa mère souhaitait pour lui. Citons :
« Il aurait pu insister pour se lancer dans le commerce ou l’artisanat comme son père et ses frères – sa mère n’était pas autoritaire, juste enthousiaste-, mais l’adolescent qu’il était alors s’était mollement laissé faire sans jamais se demander ce qu’il désirait réellement, ce qui le satisferait… »
Dans cette dernière citation, nous relevons ici l’adverbe « mollement », qui avait été utilisé sous sa forme nominale tantôt. Sam se considère comme un « cadre moyen moyennement compétent » (p. 67). Un fils à maman qui manque de poigne. Il se considère comme un homme qui se demande comment être un homme. Il n’a pas suivi le chemin de son père ; lui, il aime être un père attentionné, un père maternel. Lisons encore :
« S’il avait parfois douté de son rôle dans le monde de l’entreprise, il n’avait jamais douté de son rôle de père. Clémentine disait toujours qu’elle devinait quand Sam était avec son père au téléphone car il baissait systématiquement la voix. Il avait plus tendance à lui parler des travaux de bricolage virils qu’il avait pu faire dans la maison que d’une éventuelle promotion au bureau, mais il se moquait de l’expression perplexe de son père quand Clémentine lui expliquait que Sam réussissait incroyablement bien le chignon de danseuse de Holly (mieux qu’elle) ou qu’il emmenait Ruby pour la changer ou lui donner son bain. Sam était parfaitement à l’aise dans son rôle de mari et de père. Il estimait que son père ne savait pas ce qu’il avait raté. »
(p.69).
Cette citation laisse percevoir deux mondes. Celui du père de Sam, et celui de Sam. Sam doit « baisser sa voix » pour parler (surtout s’il sait que Clémentine entend), de bricolages virils. Mais Clémentine ne se fait pas prier pour faire savoir à son beau-père, que son fils aime plutôt imiter les buns de North West. Ce clash des générations est surtout une crise de la virilité. La crise de l’homme qui doit aujourd’hui se ‘ramollir’ face à un premier homme qui pratiquait une non systématisation de la distribution des tâches ménagères (je n’ai pas dit que l’homme ne pouvait pas faire de tâches ménagères).

4.   Le parti pris de Moriarty et la peur de la virilité

Toutefois, loin de juste nous représenter l’évolution des mentalités sur l’idée de masculinité ; Moriarty semble préférer cet homme non viril, mou, fragile. Elle le marie souvent à son héroïne-phare (il y a parfois plus d’une héroïne dans le même livre). Cet homme émasculé, allégé, même chez la femme que je suis (et qui adhère à bon nombre d’idées progressistes), me dérange. Il me fait penser à une ‘autre femme’, et perturbe l’idée que je me fais culturellement, naturellement, de l’homme…
Cette confusion du genre, cette fuite des limites du genre, dans l’espace du couple (particulièrement), me semble dangereuse. Voir cela aussi souvent mis en œuvre dans les livres de Moriarty (qui jouit d’un succès monstre et dont un des livres est mis en série sur la chaîne HBO, par un casting impressionnant), me laisse entendre qu’il y a une réception positive de cet homme affaibli. La société voit d’un bon œil ces personnages dévirilisés.
Je ne suis pourtant pas contre l’homme qui m’amènerait le petit-déjeuner au lit, comme Ed à Madeline, ou qui changerait les couches du petit…mais je lis dans cette insistance à vouloir le ‘domestiquer’, une volonté malsaine à rendre l’homme moins homme qu’il ne l’est en réalité. Je terminerai en disant que s’il est vrai que certains hommes se sentent menacés par des femmes fortes, autonomes ; il est aussi vrai que certaines femmes autonomes et fortes se sentent menacées face à la virilité.
Un article de Pénélope Zang Mba pour le blog Chez Gangoueus

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