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Réflexions sur le besoin de gourou

Publié le 01 août 2019 par Anargala
L’image contient peut-être : océan, chien, ciel, plein air, nature et eaushaktitruffe, un grand classique

Je crois que l'origine de l'échec est dans le succès. C'est une sorte de "loi".

Regardez, par exemple, la "destruction de la nature" par l'Homme. Elle provient de la réussite même du genre humain. Plus nous parvenons à dépasser les limites de la nature, plus nous avons tendance à détruire la nature. C'est bien pourquoi cette destruction a commencé dès que le genre hominidé a commencé à prospérer. De fait, le but premier de la vie est de prospérer, de s'étendre en puissance, en quantité et en intensité. Aucune espèce vivante ne s'arrête d'elle-même : c'est seulement quand elle rencontre des limites extérieures, ressources ou territoire, qu'une régulation a lieu. C'est la réussite même de la vie qui la conduit vers ses limites, vers son échec. Relatif, bien sûr.

Dans le domaine spirituel, il en va de même. Untel s'éveille, se "réalise". Il en reçoit un genre de charisme. Il attire les foules. Et, à cause de ce succès même, son entreprise de partage de l'Intérieur échoue. Une petite société se forme autour de lui ou d'elle, avec ses ducs et ses duchesses, ses cercles intérieurs et extérieurs, ses fiefs, ses cabales. Le culte se développe : on vend sa présence, sa personne, la proximité, le contact. On vend ses vêtements, sa nourriture, la terre sur laquelle il ou elle a marché. On vend tout. Pour partager la Bonne Nouvelle, bien entendu. 

Mais ce temple devient vite une prison. Le cercle intérieur, proche de l'éveillé, devient une bande de cerbères revendeurs de shakti, de grâce ou comme vous voudrez l'appeler. Puis l'éveillé meurt. On vend ses reliques, on fait des règles et le monde que l'éveil était censé transcender, se reforme de plus belle. La lave de l'expérience brute se pétrifie en système fixe. L'eau vive de la Vie se durcit en règles. L'éveil, simple, innocent, universel, inné, devient source de pouvoir. Parler de l'éveil revient à revendiquer une autorité sur les autres, le contraire même de l'éveil. Les luttes apparaissent, avec leurs factions et leurs partisans. Les réformes succèdent aux anathèmes, les guerres aux excommunications. Les éveillés sont brûlés par le zèle des Gardiens de l'Eveil. La religion est devenue l'opposé de la spiritualité. Le succès même cause l'échec. Le Yang devient Yin, emporté par son élan propre.

Cela semble inévitable, parce que le problème vient de la solution elle-même. Ce processus ressemble à ce qui arrive aux ennemis du Capital : ils se battent, lancent des idées. Mais si tout cela marche, alors cela crée du désir, donc un commerce potentiel. Donc les anti- Capitals sont rachetés par le Capital. Parce que l'anticapitalisme "marche", il finit dévoré par le Marché. Ainsi le succès de l'anticapitalisme fait son échec. Ça n'est pas un accident, mais la marche même des choses. 

Souvent, on croit que le charisme d'Untel vient de son supposé "éveil" ou de son "énergie". 

Pourtant, les faits démentent souvent cette hypothèse. Combien de gourous adulés par des foules, démasqués ensuite ? 
Ce sont donc des projections. C'est de la foule que provient le charisme. Ce sont les disciples qui font le maître en projetant sur lui leur propre énergie. Voilà pourquoi un caillou peu attirer des hordes, comme le caillou de la Mecque, par exemple. C'est tout le processus de la religion : nous renonçons à notre propre pouvoir spirituel pour le remettre entre les mains d'un gourou qui est ensuite censé nous le donner. C'est un peu la même illusion qu'avec les banques : quand nous allons emprunter, nous croyons que la banque nous prête l'argent qu'elle a, alors qu'elle emprunte, elle, notre argent à nous. Son argent, c'est notre argent. Sa puissance, c'est notre puissance, que nous lui avons donné. Même chose pour les entreprises : leur puissance vient du fait que nous travaillons pour elles ou que nous achetons leurs produits. Il en va de même aussi pour l'Etat : sa puissance est le produit de la puissance que chaque individu lui remet. Toute servitude est volontaire.

Le pouvoir du gourou, de l'aimé (et parfois, de l'homme qui bat la femme), de l'Etat, du Capital, du Marché, de Dieu même : tout cela ce sont des illusions d'inversion, toutes fondées sur le même mécanisme. Nous donnons du pouvoir à un être ou à une entité, nous oublions que son pouvoir vient de nous, puis nous l'adorons, la supplions, la fuyons, le redoutons, etc. 

Au fond, c'est l'essence même de l'illusion : nous craignons ou désirons un monde que nous créons nous-mêmes. La conscience universelle idolâtre ses propres créations. Elle se perd à son propre jeu.

Jeu. 

Ce petit mot suggère beaucoup - que nous pouvons également adorer en sachant que nous sommes la source du pouvoir. Nous pouvons jouer, sciemment, à adorer untel ou telle chose, en sachant qu'il ou elle n'est qu'un reflet, un symbole, un outil. 
Mais comme tout jeu, il comporte risque. Le risque de se prendre au jeu. D'oublier que l'on joue, sachant que le jeu requiert aussi un minimum de sérieux pour s'y laisser prendre, sans quoi le jeu ne commence pas. Tout est dit dans cette ambiguïté de la posture du joueur.

Par ailleurs, chacun admet que l'"énergie" est universelle. La conscience est partout présente. Et pourtant, nous éprouvons le besoin de la concentrer en une personne (un gourou), en un lieu (un espace sacré). Et nous l'oublions. Et alors nous nous sentons frustrés, en manque d'énergie. Nous aspirons à la proximité avec le gourou pour recevoir un peu de cette énergie partout présente, mais que nous croyons n'être présente que dans le corps sacré du gourou. 

Nous avons ce besoin profond de limiter. De chercher l'infini dans le fini. L'océan dans une goutte. L'éternel dans le transitoire. Ce qui n'a pas de forme dans une forme. C'est le sens profond de toute activité humaine. Et, je dirais même, de toute vie. Et même, de toute existence. Tout tend à incarner l'infini, car tout est manifestation de l'infini.

D'où les religions.Cela était vrai, du moins, dans les société pré-industrielles. Mais une série d'innovations technologiques est en train de changer la société et les possibilités humaines en profondeur. D'autres modèles sont désormais possibles. Peut-être. 



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