Tahar Ben Jelloun par Claude Truong-Ngoc.
" Naître garçon est un moindre mal... Naître fille est une calamité, un malheur qu'on dépose négligemment sur le chemin par lequel la mort passe en fin de journée... Oh ! je ne vous apprends rien. Mon histoire est ancienne... Elle date d'avant l'Islam... Ma parole n'a pas beaucoup de poids... Je ne suis qu'une femme, je n'ai plus de larmes. On m'a tôt appris qu'une femme qui pleure est une femme perdue... J'ai acquis la volonté de n'être jamais cette femme qui pleure. J'ai vécu dans l'illusion d'un autre corps, avec les habits et les émotions de quelqu'un d'autre. J'ai trompé tout le monde jusqu'au jour où je me suis aperçue que je me trompais moi-même. Alors je me suis mise à regarder autour de moi et ce que j'ai vu m'a profondément choquée, bouleversée. Comment ai-je pu vivre ainsi, dans une cage de verre, dans le mensonge, dans le mépris des autres ? On ne peut passer d'une vie à une autre juste en enjambant une passerelle. Il fallait quant à moi me débarrasser de ce que je fus, entrer dans l'oubli et liquider toutes les traces. L'occasion allait m'être donnée par les gosses, tous ces gamins des bidonvilles, renvoyés des écoles, sans travail, sans toit, sans avenir, sans espoir. Ils étaient sortis dans les rues, d'abords les mains nues, ensuite les mains pleines de pierres, réclamant du pain. Ils hurlaient n'importe quel slogan... Ils n'en pouvaient plus de contenir leur violence..., des femmes et des hommes sans travail les rejoignirent. J'étais dans la rue, ne sachant quoi penser... , je n'avais pas de raison de manifester avec eux. Je n'avais jamais connu la faim. L'armée a tiré dans la foule. Je me suis trouvée mêlée aux gosses presque par hasard. J'étais avec eux face aux forces de l'ordre. Je connus ce jour-là la peur et la haine. Tout a basculé sur-le-champ. Je reçu une balle à l'épaule, des femmes qui étaient à leur porte pour encourager les manifestants me ramassèrent en vitesse et me cachèrent chez elles. En entrant dans cette maison de pauvres, recueillie par des femmes dont les enfants devaient être parmi la foule, j'eus une émotion très forte jusqu'à oublier la douleur causée par la blessure. Elles s'occupèrent de moi avec efficacité et gentillesse. Depuis ce jour, je m'appelle Fatouma. Elles me gardèrent longtemps chez elles. La police recherchait partout les blessés pour les arrêter. Elle gardait même les cimetières. Le principe était de nettoyer le pays de la mauvaise graine pour empêcher de nouvelles émeutes. Hélas ! le pays ne fut pas vraiment nettoyé... , d'autre émeutes, plus sanglantes, eurent lieu quinze et vingt ans après..."
Tahar Ben Jelloun : extrait de "L'enfant de sable"Editions du Seuil, Septembre 1985