Les séances de ciné-club permettent non seulement de combler des lacunes impardonnables, mais également de redécouvrir des oeuvres qui ont marqué fortement leur temps et leur art de leur empreinte, tout en relativisant leur portée en fonction du recul qu'on possède à présent. Si Alain Resnais et même le titre l'Année dernière à Marienbad engendraient dans mon esprit une certaine résonance, c'était uniquement lié à leur réputation en tant que cinéaste et film. Je ne connaissais rien du Resnais de la Nouvelle Vague, de la mouvance "Rive gauche" chère à Agnès Varda et Chris Marker, davantage du Resnais nouveau de Smoking/No smoking ou On connait la chanson. Or, lorsque qu'on commence à étudier certains pans du cinéma, l'artiste devient incontournable : toute une partie du remarquable traité de Joséphine Jibokji, Objets de cinéma (paru cet été dans la collection "l'Art & l'Essai" de l'Institut National de l'Histoire de l'Art), se penche sur l'Année dernière à Marienbad, au point de me convaincre d'y aller voir par moi-même. Histoire de.
Chaque histoire s'accompagne d'un nombre indéterminé d'anti-histoires dont chacune est complémentaire des autres.
Claude LEVI-STRAUSS, "la Pensée sauvage"
Dès le début, le film vous happe en vous noyant sous des apparences, en vous fournissant des informations équivoques : ce n'est pas le scénario, éthéré et distendu, ou le cadre, intemporel, qui fascinent, mais quelque chose de subtil engendré par le hiatus entre une narration éclatée, un jeu d'acteur brumeux, un montage métronomique, une composition millimétrée et une bande-son décalée. On entend une voix qui marmonne avec un accent méditerranéen une forme de discours à la première personne, sur un ton détaché et un peu laborieux, tandis que les travellings se succèdent sur les lambris, les dorures, les corridors et les murs imposants d'un château baroque désert. La voix, masculine, se répète, évoque le lieu mais sans l'illustrer. Les secondes passent, des individus apparaissent : guindés, élégants mais distants, des bourgeois assistant à une pièce, immobiles et impassibles, un couple d'acteurs inertes sur scène. Certains éléments du monologue en voix off semblent correspondre à ce qu'on voit, d'autres non.
La scène s'achève sur un énigmatique "Je suis à vous !" et le rideau tombe. L'assemblée applaudit. Un peu de vie anime alors les convives qui discutent. Les voix changent, s'interpénètrent, paraissent enfin coller aux mouvements des lèvres, mais pas toujours. Est-ce lui qu'on entend ? Ou elle ? Ces quidams parlent, mais ne se voient pas, d'autres à côté se regardent alors que leurs gestes trahissent des pensées divergentes. La caméra se faufile entre ces statues à peine vivantes, ces gens distingués qu'on ne distingue pas, ces dandys futiles et ces mondaines en discrète pâmoison. On comprend péniblement qu'il y est question d'un couple : un homme tente de persuader une femme qu'ils se sont connus. C'était l'année dernière, ou peut-être avant, ici, ou ailleurs.
Et le film se construit sur ces plans d'une terrifiante beauté plastique, qui se succèdent au gré d'un montage ludique faisant se succéder des séquences passées ou à venir, suggérées ou rêvées, en un continuum lancinant fondé sur "la coexistence de présents contingents" comme l'affirmait Gilles Deleuze. L'homme cherche manifestement à (re?)séduire une femme qui ne ne souvient plus de leur relation, si tant est qu'elle ait existé. Alors il la persuade du bien-fondé de son initiative, essaie de la charmer en lui narrant par le menu les circonstances de leur précédente liaison : elle était là, elle se tenait ainsi, vêtu de ceci ou de cela, à cet endroit surplombant l'allée, nonchalamment appuyée sur une balustrade au pied de ce couple statuaire singulier dont les interprétations prêtent à confusion. Elle était donc là, mais l'était-elle ? "Laissez-moi !" lui dit-elle, avec à chaque fois un peu plus de douleur, un peu plus de tragédie dans la voix.
Cette voix de gorge particulière, la voix féérique de Delphine Seyrig qui vous ensorcelle dans ses langueurs maussades, ses dénégations esquissées tandis qu'elle arque son corps en des poses savamment compassées sublimement soulignées par des robes que Chanel fit faire exprès. Elle se refuse poliment, elle s'interroge doucement, elle s'illusionne secrètement, allant jusqu'à, invariablement, implacablement, inexorablement s'abandonner à celui qui est déjà venu la prendre, celui par qui le drame survint - à moins qu'il ne soit pas encore survenu. Mais il y a cet autre, escogriffe solennel et impavide, qui semble veiller jalousement sur elle tel un trésor inestimable et inexpugnable. Son frère ? Son gardien ? Pire encore ?
Toujours est-il que le film, malgré son côté hiératique qu'on peut attribuer à un certain snobisme intellectuel, sa construction froidement calculée à la symétrie rigoureuse, ses itérations décalées comme autant de situations putatives, son caractère à la limite de l'expérimental, parvient quoi qu'en ait pensé une certaine frange des critiques - assez minoritaire cependant - à susciter l'émotion, une émotion brute qui sourd au rythme de ce montage schizophrène par le biais de plans fugitifs, d'une musique savamment pompeuse et du jeu élégamment outré de Mademoiselle Seyrig qui prolonge l'expérience théâtrale initiale, évoluant entre les convives comme si elle arpentait les corridors d'un musée antique. Convives fantômes, acteurs spectraux, présences éthériques, ils s'expriment d'une manière compassée, à la fois hautaine et désinvolte et leurs rares dialogues n'en sont pas vraiment qui donnent l'impression que personne n'écoute véritablement les réponses ou les questions. Et parmi eux ce prétendu prétendant, cet hypothétique ami et possible amant qui s'évertue patiemment, précautionneusement à rappeler des souvenirs oubliés d'un obscur passé qu'elle persiste à oblitérer. Quelque chose de grave s'est, peut-être, déroulé, naguère, jadis, en des lieux similaires à moins que ce soit déjà ici, à moins que cela ne doive advenir, comme il était écrit de toute éternité. Comme cela doit être, et sera.
Le blu-ray Studio Canal permet de se rendre compte de cette véritable expérience filmique, de ce rendez-vous manqué d'étrangers en terre étrangère, amants aimants qui s'attirent et se repoussent sous la surveillance passive d'un Cerbère de la porte, ce possible parent (ou mari ? ou geôlier ?) qui interfère dans acrimonie ni violence dans ce jeu de dupes et de miroirs, ces réalités connexes qui se juxtaposent au gré des désirs de l'un, des envies de l'autre. Un noir et blanc léché au contraste saisissant qui mérite qu'on s'y attarde, qu'on le regarde et s'y plonge, qu'on y repense enfin. Des dizaines d'hypothèses ont couru, d'innombrables exégèses sont nées plus ou moins spontanément, vaguement encouragées par un réalisateur facétieux et son scénariste, Alain Robbe-Grillet, qui à eux deux ont concocté de quoi assouvir des fantasmes et nourrir des illusions, ravir les rétines exigeantes par un cadrage ciselé et une recherche de profondeur rappelant certains tableaux surréalistes à la perspective fuyante. On lui trouvera beaucoup de références, mais jamais son égal.