Cette croyance en un lien entre Éros et Thanatos m'a toujours surpris. Car enfin, Éros engendre. Thanatos tue. Je veux bien que, dans le Grand Tableau, tout participe d'un même mouvement, mais c'est loin d'être évident. Pourquoi associer deux actes aussi opposés : l'amour ("faire l'amour", quand même) et tuer ou torturer ?
Dans le shivaïsme du Cachemire, il y a deux traditions initiatiques principales : le Trika et le Krama.
Or, le Trika est centré sur la créativité, l'excitation, la dilatation, la beauté, l'opulence, la plénitude, le Moi, le bien-être, bref sur Eros. Sa couleur est le blanc puis le rouge. A l'opposé, le Krama est axé sur la mort, le vide, la digestion, le feu, les cendres, le temps, la laideur, la peur et tout ce qui va avec les "champs de crémation" (les cimetières indiens), bref Thanatos.Et pourtant, ces deux traditions prônent également de faire l'amour, comme pratique et rituel de base. C'est l'âdi-yâga ou "offrande primordiale". Le Krama prescrit même des orgies. Le sexe est au coeur de cette voie, mais dans un environnement mortifère.
Autant je peux comprendre que cette pratique aille avec l'érotisme du Trika, autant j'ai du mal à entendre son association avec la Mort.
De plus, le Trika aspire à élargir l'ego à l'infini, tandis que le Krama dissout l'ego. Or, l'érotisme est censé flatter et nourrir l'ego, non le dissoudre.
Que signifie tout cela ?
Peut-être que les choses ne sont pas si simples qu'elles y paraissent.
L'idée du Krama est que le sexe est impur. En effet, le sexe est plus ou moins condamné dans toutes les sociétés. Je n'en connais aucune qui prône la liberté pure et simple. Faire l'amour permet de dépasser les inhibitions, notamment sociales. Cela ouvre donc sur une possible dissolution de l'ego. Du moins, la dimension sociale de l'ego. Mais le reste ?
La Mort est mise en avant dans le Krama parce qu'elle exprime l'impureté, la peur, et donc aussi le Moi factice.Or il y a un point commun entre la Mort et le sexe : le corps, le toucher et le contact avec ce qu'il y a de plus impur, c'est-à-dire tout ce qui sort du corps : souffle, sécrétions, sang... Par là aussi, le sexe est comme la rencontre avec la Mort et le Temps : ce sont des invitations à lâcher l'ego, compris comme contraction autour de repères conventionnels. Faire l'amour, c'est dénuder son corps, l'offrir au regard de l'autre, prendre le risque d'être chosifié, et surtout prendre le risque de laisser montrer le Temps et la Mort imprimés dans ce corps. Et il en va de même pour le corps de l'autre : il faut l'accepter. Regarder le corps, c'est regarder le Temps et la Mort (c'est le même mot en sanskrit, kâla), prendre le risque de tuer le Désir.
Et pourtant, l'expérience montre que le Désir vainc la Mort, l'intègre et la digère. L'expérience sexuelle est donc une expérience de dissolution des préjugés, des habitudes factices intériorisées, de l'image du corps comme simple objet inerte et soumis au Temps. Faire l'amour, c'est digérer la Mort, ce que la tradition du Krama appelle "dévorer la Mort", kâla-grâsa.
Ici nous rencontrons l'universel du shivaïsme du Cachemire, des traditions du Koula, des Yoginîs. L'expérience d’Éros digère celle de Thanatos. Faire l'amour, c'est faire l'expérience de la disparition des clichés, consumés par le feu du Désir (la Koundalinî, la vie). C'est élever son corps à la vibration la plus intense. C'est reconnaître en l'autre ce même frémissement : les objets deviennent vivants. Tout s'anime. L'idée que "tout est conscience-plaisir" devient une expérience directe, qui s'impose comme la faim et la soif.
Si l'on y pense, c'est une étrange expérience, une alchimie extraordinaire : l'objet redevient sujet. La sensibilité envahit l'inerte, la vie reprend sur la mort. Et l'imagerie mortuaire est là pour affirmer cette puissance : même au cœur de la mort, la vie exulte, comme les braises sous la cendre. C'est la magie du désir. Et pour y accéder, le Moi factice, collectif, nourri par les comparaisons boiteuses et les regards supposés, doit céder. L'amour propre meurt pour que vive l'amour.
Voyez, c'est comme l'apparence du Sâdhou, de l'Aghorî, de l'"ascète" indien. Il revêt l'allure du proscrit, de l'abominable, de l'intouchable, afin justement de s'ouvrir à un au-delà de l'ego. A l'origine, le Sâdhou, pratique purement shivaïte ensuite imitée par les Bouddhistes, les Vishnouïtes et les Musulmans, consiste à revêtir l'apparence du pire des criminels (celui qui a tué un brahmane, un membre de la plus haute caste) afin d'attirer sur lui l'opprobre et espérer se purifier.
En somme, le sexe et la mort ont le même pouvoir : celui d'humilier, de remettre l'ego à sa juste place, afin de laisser le vrai Moi s'épanouir. L'hiver et, au cœur de l'hiver, la verdure. Au fond, le symbolisme du Krama, autour de la Déesse Kâlî (la conscience envisagée comme Temps qui dévore ce qu'elle engendre), n'est pas très différent de celui de Noël ou de Pâques. Dans la mort, une vie nouvelle. Dans la faiblesse, une force inouïe. Dans le rejet, l'amour.
Éros et Thanatos se complètent parce qu'ils concourent à la révélation de la vraie vie, à la reconnaissance de l'ego authentique.La mort invite au détachement. Éros aussi.