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Pourquoi le toucher est-il si important selon le shivaïsme du cachemire ?

Publié le 16 août 2019 par Anargala
Pourquoi le toucher est-il si important selon le shivaïsme du cachemire ?

La plupart des cultures font de la vue le sens suprême, sans doute parce que l'on peut voir à distance sans en être affecté matériellement. La vue serait ainsi la plus pure des facultés charnelles, car la moins matérielle, parmi les cinq sens. A l'opposé, le toucher n'est que contact immédiat et affection, modification. Toucher, c'est être touché et altéré. C'est donc le sens le plus matériel et celui qui témoigne le plus de la misère humaine, attachée à son corps.

Mais le shivaïsme du Cachemire a une vision - si j'ose dire - bien différente du toucher.

Selon la science de la longévité, âyuh-veda, le toucher est omniprésent dans toutes les sensations, dans la mesure où toute sensation ou perception présuppose un contact entre le sujet et l'objet : même la vision implique un contact entre la lumière et l’œil. C'est pourquoi Gaudapâda, quand il voulait évoquer sa vision de la non-dualité, parlait d'une "vision sans contact", sans toucher, a-sparsha-yoga, un état de yoga qui ne résulterait pas, en somme, de l'union d'un sujet et d'un objet.

Outpala Déva, le plus profond des philosophes du Cachemire, précise que le toucher est "toucher intérieur" (ântara-sparsha), c'est-à-dire subjectif. Il veut dire par là que le toucher est avant tout un acte de conscience, une manière pour la conscience de prendre conscience d'elle-même. Car pour lui, tout est conscience. Mais cet "idéalisme" est présent dans toute les philosophies de l'Inde, du moins celles qui empruntent au Sâmkhya son échelle des vingt-cinq niveaux ou éléments du réel (tattva), puisque dans ce schéma, les cinq éléments matériels dérivent des cinq sortes de perceptions sensorielles, et non l'inverse. C'est la perception qui crée le perçu, et non pas l'inverse. 

Quoiqu'il en soit, nous voyons aussi par là que le toucher désigne en fait un phénomène plus large que le simple contact avec la peau. Sparsha pointe quelque chose comme la sensation ou le ressenti.

Mais le shivaïsme du Cachemire, c'est-à-dire l'ensemble formé par la philosophie de la Reconnaissance, l'enseignement du Frémissement, et les traditions ésotériques Trika et Krama, va beaucoup plus loin. Selon son plus pénétrant champion, Abhinava Gupta, le toucher est le sens le plus proche de la conscience en son absolue liberté, car il est immédiat, justement. Intime, proche. Charnel. Intense, il invite néanmoins à la subtilité. Il est Shakti, conscience.

Et surtout, les sensations tactiles "éclatent" comme des bulles de lumière dans l'espace. En suivre une, comme on "prend" une vague pour la surfer, et la suivre jusqu'à l'infini, est une pratique incroyablement puissante. 

Ces bulles tactiles qui explosent constamment à l'orée de notre champs d'attention (la conscience contractée) sont comme des "om", des Mantras qui, jaillis de l'infini silence, ramènent doucement à lui. C'est la grande pratique du Krama. 
Accessible à tous, cette observation se fait traditionnellement dans "l'Attitude de Bhairava", geste d'émerveillement que j'évoque souvent, car c'est ce qui, dans le shivaïsme du Cachemire, se rapproche le plus de ce que l'on appelle "méditer" : les yeux grands ouverts, la mâchoire relâchée, bouche béante, la masse corporelle s'écoule et va pétiller dans l'espace ambiant. L'attention vaque librement et va chevaucher les éclatement tactiles à sa guise, comme quand on écoute un concert de bols tibétains. 
Voilà, en bref, pourquoi le toucher est si important selon le shivaïsme du Cachemire.

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