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(Note de lecture), Alice Massénat, Le Squelette exhaustif, par Jean-Nicolas Clamanges

Par Florence Trocmé

(Note de lecture), Alice Massénat, Le Squelette exhaustif, par Jean-Nicolas ClamangesQui donc, aujourd'hui, trouve la beauté amère, la blesse et l'injurie ? Eh bien, par exemple Alice Massénat, selon " une rythmique carnassière " (54), pour " hurler cette vindicte qui se meut en (s)es phalanges " (24), " ne crachant plus rien d'autre qu'un feu iconoclaste " (17). Et quelle époque l'incite à forcer, dans sa mixture de langue, la dose de noir pur (pour paraphraser ce qu'écrivait Breton de Jean-Pierre Duprey dans l' Anthologie de l'humour noir), sinon la nôtre ?
Ce nouveau livre inclut trois sections : la première, lui donne son titre, la deuxième est intitulée " Atropisme du désir " : toutes deux sont datées de 2016 ; la troisième : " Le Picador aux yeux d'étain ", l'est de 2018.
À la différence de ce qui prévalait dans Le Catafalque aux miroirs (Apogée, 2005), les poèmes n'ont pas de titres (mais restent souvent dédicacés) et la disposition s'est simplifiée : uniformité du caractère, alignement systématique à gauche. Les textes se développent en strophes inégales entées d'une majuscule, sans ponctuation. Le vers demeure ce que J. Roubaud nommait le " vers libre standard " 1, soumettant globalement les frontières rythmiques aux frontières syntaxiques. Une affiliation marquée 'classiquement' par un décrochage typographique quand la page ne peut contenir le vers entier. Ce qui permet - mais assez rarement - des effets de rejet :
Qu'adviendra-t-il de cette existence où pôle et hargne s'entre
choquent (83)
ou d'enjambement :
Sur nos crans bleus d'une nuit mon cœur s'esclaffe aux prismes
la voix
haranguée par quelque sournois la clé d'hystérie qui s'empale
Je
[...] (79)
Pour autant, l'oreille reconnaît parfois des mètres classiques comme l'octosyllabe : " [...]
je me vois suant l'atrophie/au parcours d'ïambes dégriffés [...] ", ou l'alexandrin : " Le joug d'une arquebuse se pare d'outre-tombe " (67) : un vers qu'aurait pu signer l'auteur de la Romance sans issue, mon cher Christian Bachelin, et qui témoigne d'un affichage post-symboliste qu'a déjà remarqué Laurent Albarracin 2.
Mais les poèmes d'Alice Massénat s'abreuvent à l'évidence aux flux verbo-auditifs issus des Champs magnétique, la rage étant chez elle garant d'authenticité malgré tout, non sans impliquer tels opérateurs délibérés de subversion de la langue dominante et de ses clichés, comme par exemple ces collisionneurs d'atomes lexicaux que sont les tours prépositionnels, avec une préférence presque litanique pour " en " et " au(x) " :
Bientôt ne seront de mise qu'effrois et vigies
au bouleversement du Si
Bientôt la diatribe usurpée de ces visages aux traits cadenassés
que de leurs propres griffes jailliront
en tuméfactions d'escarres
Et tandis qu'un beau parleur s'inoculera
en mes veines d'indolence
[...]
tu me perturberas et m'exaucera percluse
la ville en endolorie de blues (80)
Sa marque dans ce champ, c'est qu'il en résulte pour le lecteur un étourdissant maelstrom : désir et mort, angoisse et désespoir, haine d'autrui et de soi - surtout de soi ; drogue et folie qu'on enferme ; crime et suicide (obsessionnels) ; corps violenté, violé, supplicié, défait ecchymosé, jouissant, malade, épuisé ; membres disjoints, organes rongés, percés; peau blessée, scarifiée, dépecée ; mais aussi rue, murs, béton, bitume, pavés ; mais encore l'espace, la mer, le vent avec " ponant " ou " suroît " comme aérant l'angoisse. Et puis parmi les systématiques ruptures de niveaux de style et de langue, des affleurements savants répétés " en piqûres de syllepse " (97), en auto-lacération " à l'oxymore " (58), en " joute dithyrambique " (86), selon telle " scansion bringuebalée " qui fait assez penser aux façons, elles aussi très singulières, de Claude Favre, sa brillante contemporaine en ces parages risqués.
Pour qui lit ce livre d'une seule haleine, l'impression dominante est celle d'une imprécation enragée, qu'on rattacherait volontiers, toutes choses égales d'ailleurs, à l'énergie d'un Juvénal où - facit indignatio versum - la fureur tient lieu d'inspiration. Mais ici pour une voix qui hurlerait depuis les urnes de sa mort litaniquement incantée :
La Pythie s'emballe
toujours plus intraitable
sanguinolente
en lobotomies à tout rompre
Mon corps tonitrue et ne peut que vous interpeller
contre leurs cantiques d'affabulateurs
Je voudrais mourir quel qu'en soit le syntagme
[...] (53)
Il reste que cette thanatographie d'une prophétesse du malheur assumée qui se revendique en " sorcière [...]/ vitupérant de massacres " (32) ou en " gorgone d'effarouche " (30), n'exclut pas, en quelques page de la III e partie, un très bel Éros torrentueux qu'on ne saurait réduire à l'influence de Joyce Mansour, et dont l'extrait plus bas procuré donnera une idée.
Jean-Nicolas Clamanges
Alice Massénat, Le Squelette exhaustif, préface de Jacques Josse, Les Hauts-Fonds, 2019, 104 p.,17€
1 J. Roubaud, La vieillesse d'Alexandre, Essai sur quelques états récents du vers français, Maspero, 1978, p. 121 sv.
2 " Les deux registres de langue qui mêlent ici leurs eaux, l'un du côté du corps torturé à la façon d'Artaud, l'autre du côté d'un certain clinquant symboliste comme sorti de contes cruels à la Villiers de l'Isle-Adam, donnent à ces poèmes l'éclat d'un joyau de chair extirpé des plus sombres gouffres. Le ton parfois décadent et fin-de-siècle se marie au regard le plus cru et le plus anatomique et cela procure aux mots " torves / d'un salpêtre qui s'effare " des grâces et des disgrâces d'un autre âge et comme criées à l'encan, comme crachées à la face du réel en une sorte d'amère et superbe provocation. L'alliance du macabre le plus nu et d'un baroque presque rococo fait que cette poésie est la plus inactuelle qui soit et pour cette raison la plus rafraîchissante, quand bien même elle semble surgir et s'accomplir dans les pires tourments. " L. Albarracin, Compte-rendu de La Vouivre acéphale (Les Hauts-Fonds, 2013). (consulté le 15 sept. 2019.

Extrait
Des sourires qui prennent l'accord à califourchon d'un heurt
le pommeau du désir à la veille de resurgir
où tandis que nos élans s'entraperçoivent et s'emballent
le retour des sublimes du temps
Il vient
et je m'illustre en des trop-pleins d'une autre planète
À croiser son corps et humer cette superbe l'art d'être
je lui murmure mes olfactives et nos trépans
Plus un seul bruit
sinon une respiration d'esquisse
Il vient
Et de mes mots sortent des gens qui n'écoutent plus rien
sinon la brume à pleine verve
Je m'immonde de suif
exaspérant la pleine pluie
À tout le moins le vivre
être dans l'apothéose de peau contre peau
Je vous aime emplie de ruades qui s'ébranlent
Aller chanter les larmes de nos esquifs
reconnus au cours des cascades
et vos bras qui m'étreignent en folie de suroît
Il vient
et plus de secret
sinon quelques tracs (p. 73)
[...]
Bientôt je rirai de bonheur et d'effroi
femme en incandescence
fille du temps
je regarderai la beauté d'un bonsoir en lèvres de rosée
Je veux
parmi les phalanstères qui s'époumonent l'autre
intrinsèque le baume du sourire
Je veux rire et vivre
Le primordial pour la chasse de nos calanques que ma langue embrase
À bras-le-corps jouir d'une extase qui s'émeut
où nos masques s'échelonnent
Et tes bras qui m'enserrent
et cet amour qui luit
au détour d'un pal plus beau que jamais
Je t'offre mon sang et mes blessures
pleins poumons sur la valse urticante
du miroir aux yeux de chouette
Je veux
au parterre du fleuve de ma mémoire
enjamber cet acide de nos corps
et biscornue je t'ouvrirai la mer
dans nos propres mots (p. 75-76)


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