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Street & Studio (1) : privé et public

Publié le 16 juillet 2008 par Marc Lenot

Les deux endroits où on fait des portraits, la rue et le studio, c’est le thème de cette exposition à la Tate Modern à Londres (jusqu’au 31 Août). Le studio est supposé être un espace semi-privé, intime où tout est contrôlé, la rue serait en principe un endroit où on capture ce qui se passe, où l’histoire se fait, où le hasard joue.

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Mais la première photographie de rue présentée ici est celle des Trois Ramoneurs en marche, de Charles Nègre (avant 1852), dont on sait bien qu’elle fut soigneusement posée, les jeunes garçons tenant la pose pendant plusieurs minutes en ayant l’air de marcher. L’exposition (au moins dans sa partie historique) ne cesse de questionner cettefrontière entre le privé et le public, entre le semi-intime et le semi-public, entre la rue et le studio.

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A partir de 1852 Carl Durheim est chargé par la police suisse de photographier les vagabonds, les déviants de tout poil : il les prend (dans la rue, ou bien la police les lui amène) et les fait poser dans son studio, comme des bourgeois (Joseph Ackermann, 37 ans, 1852/53). Eux qui vivent dehors, qui n’ont plus d’intime, de vie privée, s’en retrouvent presque dignifiés, mais c’est aux fins de répression, de classification, de normalisation - bien avant Bertillon (et toutes ses photos se trouvent encore dans les Archives Fédérales Suisses à Berne).  

La rue, c’est l’occasion de faire un portrait de la ville, de ses petits métiers, de ses passants;  les photographes de rue recréent des studios rudimentaires avec un drap en plein air. C’est aussi, à partir de 1920, l’endroit où apparaissent les photomatons : intimité du studio derrière le rideau tiré, renforcée par l’absence du photographe, mais anonymat de la rue. Les surréalistes sauront naviguer sur cette frontière.

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La vitrine de la boutique du photographe est aussi une démarcation entre le studio et la rue : c’est là que l’artisan photographe affiche les photos en petit format qui lui font réclame ou qui, après une fête ou une cérémonie, permettent de s’identifier et invitent à passer commande (à la librairie, j’ai acheté le fac-similé, sale et taché comme il se doit, du cahier de chemises de Malick Sidibé). Cette photographie de Walker Evans, Penny Picture Display, Savannah, Georgia, 1936, montre ainsi 15 blocs de 15 photos chacun; c’est une mise en scène soigneuse, une représentation de la ville par ses habitants, la plupart seuls, dignes, en représentation justement, quelques-uns avec enfant ou époux : 225 intimités exposées au regard des autres, 225 personnalités regroupées sous les lettres STUDIO.

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La photo d’identité aussi est notre médiation entre l’intime et le public, un passage entre deux univers. Comment mieux représenter la très fantasque Peggy Guggenheim que par un montage de treize de ses photos d’identité dans un cadre sommaire ? C’est ce que fait Stefan Moses en 1969; les photos sont tamponnées, estampées, agrafées. Tout autant que des images, les photographies sont des objets matériels, physiques, concrets. Bien sûr, c’est une série sur l’âge, le vieillissement, la beauté, le temps qui passe, mais c’est aussi une réflexion sur la photographie, entre référence publique et témoignage privé.

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Si la rue ne permet guère de proximité, les transports en commun, et en particulier le métro, génèrent au contraire ce sentiment ambigu de promiscuité et de distance. Walker Evans y photographie, avec un appareil caché, seize femmes en chapeau et Wolfgang Tillmans y vole des morceaux d’intimité, des corps à l’abandon, nuque, aisselle, un seul regard (Piccadilly Line, 2000).

La rue est l’endroit où il se passe quelque chose (manifestation - Bruno Serralongue- ou exécution -Lee Miller), où la mode se déploie (William Klein, Richard Avedon), où de petites histoires arrivent, vraies (Helen Levitt) ou fausses (Robert Doisneau). C’est l’endroit où le photographe, lui-même confronté à la dilution de son intime, la transforme en sujet photographique :

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la polymorphe Laurie Anderson, en 1973, à 26 ans, est l’objet de commentaires plus ou moins obscènes d’hommes, jeunes et vieux, dans les rues de la Lower East Side (”Wanna fuck ?”). Aussitôt, systématiquement, elle s’arrête et les prend en photo : la situation est renversée, le chasseur devient chassé. On la craint, on la prend pour une policière en civil, elle demande l’autorisation de conserver la photo et d’en faire d’autres, les hommes s’excusent ou nient l’avoir insultée (comme si c’était de la ventriloquie, dit-elle). Elle dissimule leur identité avec une barre blanche sur le tirage définitif, et présente la série Fully Automated Nikon (Object / Objection / Objectivity) avec, pour chaque photo, un petit texte explicatif. L’appareil photo est une arme (comme pour Francis Alÿs) et un bouclier; l’objet (sexuel, du désir) a soulevé une objection et la relation ainsi crée avec le ’sujet’, si elle n’est pas nécessairement objective, ouvre en tout cas des voies de réflexion intéressantes.

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Enfin (pour aujourd’hui), cette série de Jürgen Teller qui photographie entre la rue et le studio, littéralement, les jeunes filles souhaitant devenir ses modèles, qu’il fait poser sur le pas de sa porte (série Go-Sees, Girls Who Come Knocking On My Door ; Romilly, 14 Janvier 1999); c’est bien sûr une réflexion ironique sur le fantasme des jeunes filles désireuses d’être modèles. Mais c’est aussi un autre exemple de cette frontière floue et mouvante entre privé et public, entre rue et studio, entre intimité et exposition.  


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