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Pedro Vianna – Où en étions-nous ?

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

Pedro Vianna – Où en étions-nous ?où en étions-nous
quelque part
peut-être
au moment où un câble avait grillé
où un fusible avait pété
ou ailleurs
qui sait
au cœur de l’analyse comminatoire
aux prises avec la combinatoire
des temps et des espaces
qui se prétendent uniques
pour tenter de masquer
leur multiplicité
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
nous marchions partout fondus en tête-à-tête
les mains hors des poches les pieds dans les étoiles
le cerveau dans le creux exubérant des quêtes
le cœur sur ce plateau que seul l’amour entoile
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
qu’importe
puisque c’est encore
et toujours
le même cirque
avec ses mêmes impérissables
innombrables attractions
macabres
et leurs mêmes vedettes
leurs mêmes figurants
leurs mêmes grands seigneurs
leurs mêmes pauvres bougres
leurs mêmes bons moyens pseudo-citoyens
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
et la crasse des jours était lavée la nuit
puis la crasse des nuits expulsée le matin
nous nous embrasions d’un regard si mutin
nous nous embrassions à mourir en déduit
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
sans doute à un autre triste instant
que ce cri-ci
enrobant une autre triste histoire
aux tristes autres conséquences
issues des mêmes tristes racines
des mêmes vieilles injonctions
« soyez sages »
« soyez bêtes »
« soyez méritants »
« gagnez votre vie à la sueur de votre front »
alors que quelques-uns
gagnent la leur à la sueur du front d’autrui
c’est tellement plus simple
et beaucoup moins fatigant
c’est comme ça d’ailleurs
qu’on devient un gagnant
prêt à sourire gentiment des perdants
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
au gré des vieilles peurs des nouvelles aussi
au rythme des horreurs que les as négocient
reprouvés pour nos mœurs sacrées idioties
rachetés par le cœur pourtant mal dégrossi
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
justement
nous n’y étions pas du tout
car si nous y avions été
nous n’en serions pas là à présent
c’est certain
mais à force de croire aux idoles
de suivre la bonne parole
que l’on prêche jour et nuit
pour servir ses affaires
à force de suivre le guide
qui nous ouvre le chemin
vers où il veut nous faire aller
à force de vouloir gagner sur tous les tableaux
naturalistes ou abstraits
d’honneur ou de malheur
d’avancement ou de chasse
à force de miser
sur toutes les tables bien dressées
nous nous faisons piéger à tous les coups
de tête de coude ou de main
de cafard de soleil ou de lune
de pied de patte ou de gueule
de feu de vieux ou d’état
de dé de bol ou de grâce
de cœur de queue ou de chatte
ou de chat à neuf queues
nous nous faisons piéger
mais en souriant
puisqu’il faut positiver
nous dit-on à la télé
où ne se pavanent que les marionnettes
comme il se doit tapies dans l’ombre
les bons pantins les vrais gagnants
comme il se doit tapis dans l’ombre
de leur sagesse ancestrale
de la discrétion proverbiale de leur capital insondable
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
pour gravir les sommets de notre chaud malheur
pour explorer au fond nos abysses joyeux
sans jouir de la foi sans songer au bonheur
nous tenant aux baisers de nos ongles soyeux
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
mais à quoi bon chercher à savoir
si c’est pour continuer
à se faire avoir
pour la plus grande gloire
de ceux qui détiennent les clés
des plus beaux coffres virtuels
des plus belles armoires
de cet immense lupanar
du capitalisme universel
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
quand le gel a fondu sur nos rêves d’antan
quand l’enfer a bouilli dans nos crânes rouillés
quand la rue s’enfonça dans l’abîme tentant
quand la lune partit à jamais chagrinée
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
seuls comme des loques nous soliloquions
alexandrinement alexandrinement
heureux contents de nous puisque nous pensions
que jamais de la vie un poète ne ment
ainsi naïvement nos mots nous chantions
nous les déversions et à tout bout de champ
oubliant que les mots quoi que nous fassions
quoi que nous disions ne sont pas innocents
et cent mille histoires nous nous racontions
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
pour préparer rieurs chaque nouveau départ
pour choyer radoteurs chaque éternel retour
pour ne jamais finir de tout mettre au rancart
pour être toujours prêts à revivre l’amour
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
plongés dans les rêves
des rêves de puissance
la puissance du verbe
l’enchantement des mots
fascinés par le charme
de la réussite du discours
des deux-magots
nous nous pensions sincères
ce qu’eux n’étaient point
raison majeure de leur succès
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
au-delà des vastes volutes enfumées
au-delà des bruyants vigoureux décollages
surpris par les mauves descentes embrumées
après les cent sommets de nos vagabondages
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
nous étions perdus
et ravis de l’être
nous étions fichus
et fiers de l’être
nous étions à terre
et enchantés de l’être
nous étions battus
et nous nous croyions vainqueurs
de notre propre vouloir
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
adossés à l’instant de notre éternité
perdus aux abords des rives de l’infini
dans les méandres d’un futur indéfini
du coup affranchi des foutaises du passé
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
nous galérions
nous ramions
nous trimions
nous rampions
nous sublimions
et même nous chantions
n’importe quoi certes
mais pour survivre
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
frémissant au gré des embardées des couleurs
jouissant parmi les vers en guise de pleurs
inspirés par le rut amer de nos chansons
issues du sommeil des moyenâgeux donjons
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
à tout moment à tout instant
tassés dans le métro dans le tram ou le bus
comprimés dans une caisse belle ou moche
tassés dans la circulation
n’importe où
les oreillettes bien enfoncées
dans le trou des feuilles
nos grandes oreilles
de mickey
le gps en face
le portable en poche
le portable en bandoulière
à la place du cœur
à grogner à pester à rouspéter
contre tout le monde et sa mère
sauf contre ceux qui mènent la barque
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
égarés aux confins des amours écossaises
et douchés jusqu’au sang de nos propres fadaises
fatigués d’un bonheur impensable naguère
rajeunis par la vie et ses fables sans guerre
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
en fin de parcours
persuadés que tout allait mal
même si nous avions le meilleur régime
politique et pour mincir
même si nous étions universels
mais spécifiques et exceptionnels
même si nous étions les meilleurs
y compris quand nous perdions
les rois de l’oxymoron
mais rois républicains
de l’oxymore citoyen
qui fait qu’avec neuf pour cent
on obtient la majorité absolue
mais allez savoir de quoi
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
sans fléchir sans dormir présents aux quatre coins
porteurs de cent mille flambeaux abandonnés
sans penser sans mentir allant ainsi plus loin
lutteurs d’un seul rêve chaque jour répété
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
voyons c’est évident
à glorifier le travail
à demander du travail
à rêver de travail
à pleurer d’en manquer
à s’accommoder de travailler plus
et plus longtemps
pour gagner moins
et encore dire merci
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
malgré notre malheur justement innocent
en quête des sources des cascades de miel
enrôlés dans les rangs sournoisement glissants
des preneurs de paris à gagner dans le ciel
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
au creux de la vague
assommés par la crise
qu’on nous avait savamment mijotée
et servie sur un sublime plateau en fer
rouillé à force de passer et repasser
comme le saint-graal devant lancelot
et comme lancelot nous étions
fascinés par le sang qui coulait
non plus goutte à goutte mais à flots déchaînés
non plus d’une lance
mais jaillissant du point de chute
des missiles téléguidés
et nous admirions la guerre propre
qui allait libérer de plus malheureux que nous
sauver la mise de nos nobles seigneurs
navrés de devoir remplacer leurs larbins dévoués
devenus enragés
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
sur les ponts sans soupirs des lueurs accablantes
penchés aux fenêtres des ténèbres chantantes
rentrés trop tard sans être aucunement partis
enchaînés au poteau de l’amour sans souci
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
au sommet du progrès universel
accélérateur du temps
suprême baliverne
feignant d’oublier que l’accélération
est une grandeur relative
faisant fi du métal de la roue du cheval
(ces machins du passé
modernité de leur époque)
car seul notre présent comptait
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
pour chercher où pourquoi pour qui quand et comment
pour à partir de rien faire luire une émotion
encore enfouie sous le soleil écumant
soleil étouffant des chants de désolation
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
à patauger
au milieu du gué des passions inassouvies
chaque jour chaque nuit attisées
sous les lucarnes miroitantes
des désirs infligés des désirs gaspillés
pour le plus grand profit de ceux qui savent
ceux qui savent bien ménager les leurs
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
charmés de faire tourner les kaléidoscopes
des rêves assouvis des chants assermentés
des nuits incessantes des jours hallucinés
d’une vie abrutie par un monde myope
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
si toutefois nous étions
si toutefois nous aimions
tant la charge pesait
sur les cerveaux ingénus
de ces minables tarés
de ces pauvres demeurés
que nous étions devenus
à force de nous battre
de nous battre contre
contre ce qu’il fallait bien refuser
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
quand bien même bannis quand bien même éloignés
décidés à franchir décidés à braver
contre tous contre nous contre toi contre moi
les confins de l’oubli les confins de l’effroi
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
déboussolés paniqués
au beau milieu d’une flaque infime
minable puante glissante
de larmes versées au bout d’un rire
dépourvu de plaisir fabriqué au rabais
un rire ramolli un rire avachi
télécommandé
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
chacun de son côté censés ne pas rêver
la tête mal vissée sur un cœur bien fragile
à l’affût d’un hasard après tout désiré
d’une main attendue par une main habile
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
apprentis sorciers de chansons inouïes
ânonnant des raisons chaque jour réchauffées
jamais questionnées jamais contestées
les raisons de ceux dont la seule raison d’être
est de faire déraisonner
tous ces êtres
qui auraient mille raisons
de leur demander raison
au lieu de se faire une raison
d’être des non-être
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
espérant au-delà des lueurs rabougries
sur les voies agonies de ces vieux calmes plats
abouchés aux ébats d’un avant-jour meurtri
si longtemps rabâchés privés de tout éclat
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
orphelins de faux passés glorieux
de faux espoirs exaltants
de pénibles aveux chichement distillés
accrochés au moindre semblant de modernité
piètre piège pour pensées pitrement pénétrantes
que finement fignolent force philosophes
aux méninges fragiles aux poches solides
aux tribunes captives aux amis bien placés
aux manches hardies aux plastrons empesés
requins amuseurs des galeries
où paradent des cerveaux bien gras
gorgés de guimauve confits en dévotion
sauveurs prédestinés du déviant
qu’ils remettent à sa place
à coups de trique et de sermons bien léchés
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
enfin main dans la main lancés vers l’avenir
repus de caresses affranchis de la peur
donneurs de tendresses cousues de souvenirs
frondeurs infrangibles fin moqueurs de l’honneur
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
dans cet amas de mensonges
versés fait après fait
pour nourrir sans faiblir
l’illusion
de l’impossibilité de changer
de l’inévitable malheur auquel l’homme est voué
de la vanité insensée de penser autrement
de la sagesse
du savoir se plier
à tous les renoncements
du souffrir disant merci
car ç’aurait pu être pire
du mourir disant merci
car à quoi bon prolonger l’agonie
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
disposés à marcher sur les eaux interdites
des passés dépassés aux histoires mal dites
des heures fongibles du présent qui n’est pas
des futurs à bâtir sans règle ni compas
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
après la grande déroute
après la fête gâchée
après les serments reniés
parmi tous ces graves anciens combattants
prêts à expier les erreurs d’autrui
demandant pardon d’avoir été trahis
quémandant l’indulgence pour des forfaits non commis
empressés de vider tous les bébés
des baignoires pleines
pour boire l’eau sale jusqu’à la lie
et sonner gaiement leur propre hallali
mea culpa mea culpa mea maxima culpa
braves gens oyez oyez braves gens
confiteor confiteor confiteor
tout athées qu’ils se disent
prosternés devant l’autel de la concurrence
libre et parfaite
amen
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
doux pithécanthropes des chaînes poétiques
pairs sélénotropes aux visées maïeutiques
rêveurs invétérés durcis impénitents
agenceurs clandestins de vers jamais contents
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
plaqués contré la chape de plomb
des irradiations indolores
tellement propres que nous ne les voyions plus
même si un jour qui sait
si nous ne sommes pas morts avant l’heure
mais quel heur
le bon ou le mal
le bien ou le mauvais temps
si nous sommes encore là disions-nous
au fichu moment de la fidèle explosion finale
prévue depuis si longtemps
si longtemps
que nul n’y croyait plus
si nous y sommes encore
oh là oh là oh là
ce que nous allons rire de tant pleurer
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
accrochés aux anneaux des aurores vitreuses
attachés aux barreaux des victoires rêveuses
soumis au silence des raisons effrayantes
livrés aux errances des senteurs grimaçantes
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
pâles reflets des lumières éteintes
depuis le coucher de l’avenir caressé
au fil des histoires osées et perdues
battues écrasées annulées
d’un trait de traite exigée
d’un coup de chèque impayé
d’un songe effiloché
au gré des années sans pardon
au tournant d’une vie sans péché
au seuil d’une mort rabougrie
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
lucioles tombées sous l’ardeur du matin
aux cris inaudibles des visions avortées
preux silences amis des amours évitées
viles bâches posées pour dompter les mutins
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
saisis par les ravages
du feu qui pleuvait
ailleurs ou ici qu’importe
ce sont toujours les mêmes qui se mouillent
pour que quelques-uns tirent
pour offrir à certains le privilège
de tirer les marrons des bombes
des décombres qu’ils ont su faire fabriquer
au son des chants humanitaires
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
vissés au dos du ciel bien que plaqués au sol
radoteurs éprouvés rois des protestations
rieurs invétérés sans rime ni bémol
souvent couverts de fiel sans raison ni passion
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
après tant de massacres
après tant de ressacs
cognant sur les pauvres amers
sentinelles inutiles
face aux seigneurs des terreurs
naviguant sur les eaux infinies
des faillites lucratives
arrosées comme il se doit
de tous les meilleurs crus
bercés dans leurs yachts
depuis où on n’entend point
le grincement des cascades
des larmes sans millésimes
des larmes d’appellation incontrôlée
des armes aux canons bouchés
qui ne savent plus contre qui se tourner
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
ici là ou là-bas pour tenter de semer
ce que tous et chacun croyaient être interdit
le pouvoir du vrai non quand on veut nous brimer
quand on veut nous mater nous taxer de maudits
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
accablés de nos propres cris de révolte
impuissants ébahis étourdis
par les images exquises de la misère éhontée
glissées savamment sur nos doctes écrans suintants
emplis à souhait des malheurs d’autrui
pour faire peur pour faire pleurs
pour faire croire qu’ici c’est sans fin le bonheur
pour faire d’un faux éden
un vrai jardin d’acclimatation
des malheurs bien réels qu’on achète à crédit
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
en dépit des chagrins au-delà des ferveurs
résolus à lutter pour des vents et marées
bénéfiques au sort du plus humble serveur
du plus simple bar dans la plus pauvre contrée
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
attrapeurs de bobards gobeurs de mauvais poissons
d’avril à mars de mars à vénus de vénus aux méduses
des méduses aux canards rachetés par des millions de dollars
pour bercer la galerie en lui offrant un sommeil de plomb
et en prime le saturnisme mental
après les folles virées dans les bouges sans tain
ou sur les zincs malpropres
des claviers virtuoses vomissent leur miel
gravant sur le marbre des vérités d’un instant
jetant l’anathème sur ceux réputés insensés
censés toujours se tromper
ne jamais saisir la profondeur de la pensée
de la soi-disant élite et de ses plumitifs
tellement transparente que nul ne la perçoit
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
paladins des vertus de la libre parole
baladins entêtés de l’antique carole
sénéchaux attachés aux poèmes en gerbe
preux jongleurs enivrés de la magie du verbe
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
chaque jour un peu plus épuisés
amochés détraqués ramollis
pollués par tous les déchets
organiques chimiques toxiques atomiques
matériels recyclables ou non
immatériels jamais recyclés
distillés instillés vendus achetés
sur les vastes étals de l’écologie de marché
sur les ouvroirs florissants de l’oncologie de foire
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
pour tenter de changer et ceci et cela
dans ce monde fuyant noyé dans l’euphémisme
dans les contes de fée et tout le tralala
avec l’extrême onction du vieil académisme
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
noyés dans le flot des vertueuses histoires
de nos conteurs de service
débitées sans ciller les deux yeux rivés
sur le compteur boursier
dans le flot incessant
des belles ballades de nos fiers mousquetaires
de la pensée formatée décorée embringuée
mais bien sûr respectée
vouée aux égards dus à jamais
aux troubadours immortels
du frichti mental
du salmigondis cérébral
ceux qui nous soulagent
du besoin de penser
car ça fatigue
ceux qui viennent nous dire
ce que nous devons répéter
car tout le monde le sait
l’être humain descend du perroquet
que tout ça est navrant que tout ça est parlant
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
essayant de montrer qu’on peut dire sans mentir
qu’on peut faire sans leurrer bâtir sans escroquer
qu’on n’a pas à tuer pour pouvoir s’en sortir
et qu’on peut s’en tirer sans devoir défroquer
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
après avoir quêté quémandé supplié
nos seigneurs bien aimés
nos amis avoués citoyens de choix
notre élite joyeuse fine et mortifère
après avoir quêté quémandé supplié
en toute discipline comme il se doit
respectueux des précis forcément bien appris
qu’ils nous ont inculqués mais jamais respectés
après avoir quêté quémandé supplié
un moment de répit un instant pour l’oubli
un brin de franchise une vie sans hantise
un pardon sans tristesse un rire sans ivresse
un adieu sans façon un retour sans raison
après avoir quêté quémandé supplié
sans rien voir venir sans partir sans mourir
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
pour hurler à tout vent qu’il est bon d’exister
même s’il est permis d’en douter très souvent
pour tonner à tout va que l’on doit résister
même si c’est pour sûr un labeur éprouvant
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
face à tant d’injonctions
d’être heureux d’être sages
d’être beaux d’être minces
d’être riches et sans âge
d’être de vrais petits princes
de sans cesse garder l’équilibre
et d’oublier que l’équilibre
n’est que le mouvement arrêté
et encore
que la fin du mouvement
n’est que la mort
et encore
car même après la mort
ça continue de bouger
les vers sont là pour le prouver
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
conscients qu’un beau jour il faudra bien crever
que c’est le seul espoir de ressourcer la vie
ce qui n’empêche pas quelquefois de rêver
de ne pas s’en aller d’y rester et ravis
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
les yeux fermés et le cœur abîmé
les oreilles bouchées et la gueule fermée
après avoir croqué
mais pourquoi regarder si voir est interdit
et pourquoi réfléchir s’il ne faut pas parler
et pourquoi vivre enfin s’il nous faut bien crever
que la paix des cimetières descende sur notre pensée
qu’un silence de mort régisse notre vie
puis que les effets soient enfin pris pour les causes
que nous nous mettions à cogner à cogner
à tort et sans travers envers et contre tous
quand nous ne saurons plus ni sur qui ni sur quoi
ni comment ni pourquoi il faudra frapper
ils nous rappelleront que notre tête est faite
pour être fracassée contre un mur de la honte
ou contre la honte d’un mur dressé par eux
toujours en notre nom et avec notre argent
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
les yeux gardés au chaud pour savoir protester
la langue repassée pour pouvoir répliquer
les jambes endurcies s’il faut manifester
le cerveau sans laver pour vouloir s’impliquer
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
soucieux
même plus de plaire
mais d’épater de méduser
d’être admiré convoité
d’éveiller l’appétit
selon les canons imposés
par l’armée des larbins et larbines
(il faut tout féminiser paraît-il
à n’importe quel prix
à la seule condition bien entendu
que ce soit dans le bon sens pour eux
c’est-à-dire le mauvais
ouais ouais ouais
fermez la parenthèse
la suite suivra)
ces larbins et ces larbines
ces requins et ces requines
chevauchant des ponts d’or
pour dire aux pauvres imbéciles
(l’imbécillité comme les anges
n’a ni sexe ni genre)
ce que c’est qu’être beau-belle
même si c’est d’une beauté bote
digne des plus laides poubelles
des plus belles botoxicités
découpées laminées étirées
à la fin éternellement craquelées
et haro sur l’homme ou la femme
qui ne veut point se plier à la douce injonction
de se parer des hochets cosmétiques
de la florissante industrie des beaux profits faciles
sur celle ou celui qui refuse
de devenir chèvre à canons de beauté
on le regardera comme un martien
tombé de la lune
au cours d’une excursion éducative
financée par une vieille bête bien en cour
pour vanter les mérites du rayonnement lunaire
sur les clitoris excisés
ah le féminisme inversé
(pauvres mères fondatrices)
des femmes gagnantes aussi mâles que des mecs
des hommes séduisants aussi cosmétisés que des nanas
oublieux et oublieuses
qu’après la douche
miroir ou pas
la réalité elle est là
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
blâmant sans vergogne les blagues éculées
paradis éhonté de cette alterphobie
qui s’en prend aux femmes aux nègres aux pédés
aux blondes aux faibles la vraie pantophobie
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
encore et toujours fascinés
par le cirque des jeux
des jeux sans enjeux pour ceux qui regardent
aux enjeux mirifiques pour ceux qui les montent
pour ceux qui avalent les grosses miettes
de la manne impudente des compétitions incongrues
aux millions de voyeurs hurlant leur amour et leur haine
à ces mercenaires supposés les représenter
vibrant à l’unisson de tous les dopages
de tous les carnages déployés
pour tenter d’emporter le grand prix
du n’importe quoi en hauteur
du n’importe quoi en longueur
du n’importe quoi en vitesse
du n’importe quoiball
du n’importe quoi qui monte ou descend
qui se hisse ou qui glisse
qui frappe et qui se fait taper
qui chancelle ou pantelle
mais bon sang mais pourquoi
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
dégoûtés du refrain mille fois entonné
par ces voix éperdues quémandant dans la foule
une fraternité qu’ailleurs elles refoulent
ce triste « on a gagné » qui nous laisse étonnés
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
à méditer
si gentiment assis dans nos fauteuils moelleux
à pleurer sur le sort de ces fous de migrants
qui s’acharnent à venir nous soulager de nos maux
à gagner ici ce qu’on leur vole là-bas
à préserver ici ce qu’on étouffe là-bas
sans même nous rappeler
que dans la langue courante
on et nous c’est pareil
mais c’est vrai que tous “ces gens-là”
parlent mal le français des salons bourgeois
et moins bourgeois
des barbecues populaires
des jardins franchouillards
des apéros saucisson et pinard
mais enfin rien de grave
on ne leur demande pas de parler
ce qu’ils veulent c’est travailler
alors au boulot
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
pour crier sur les toits des châteaux espagnols
que la vie n’est pas ça qu’on peut faire autrement
que rien n’est fatal simple affaire de guignols
et qu’il faut tout changer foin du gouvernement
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
égarés sur toutes ces routes
de la bonne vieille aliénation
sûrs que ça n’arrive qu’aux autres
que la sagesse c’est nous
que la barbarie c’est eux
que nous avions atteint les plus hauts sommets
du plus haut raffinement des plus belles civilisations
lestées de nos savants nos artistes
nos penseurs nos menteurs
nos généraux nos empires
nos plus hautes conquêtes
nos plus sophistiquées inventions
fiers de savoir tout cela
tellement fiers imbus de nous-mêmes
que nous n’étions plus capables
de percevoir la pente
de constater le vol la récupération la reprise
de tout ce que d’autres avaient conquis pour nous
au prix de leur cœur au prix de leurs bras
au prix de leurs larmes au prix de leur vie
nous avions tout gobé tout permis
au nom de la libre concurrence de meilleures compétences
rémunérées au seul mérite du seul montant de leur rémunération
et encore une fois le serpent se mordait la queue
et encore une fois nous partions la queue basse
la tête entre les jambes
au fond ravis de ne pas avoir à tenter de recommencer
au nom de la sempiternelle opportune fatalité
que nous avions bien voulu accepter
nous avions croisé les méninges
nous avions baissé le cœur
nous avions déposé la pensée
pour la plus grande joie
de ceux qui nous ont de tout temps dominés
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
jusqu’à saturation jusqu’à ne plus savoir
quoi faire de nos têtes ni quoi faire de nos pieds
mais les yeux grands ouverts craignant de décevoir
plutôt péter un plomb que de virer niais
nous étions ensemble pourtant

où en étions-nous
nulle part
nullement
aucune importance
nous n’y étions plus
nous n’étions plus
ah les cons pauvres cons tels de petits enfants
qui n’étaient pas de chœur

et pourtant
nous étions ensemble
nous étions ensemble pourtant

et il reste toujours la question
quoi faire enfin de concret
quoi faire enfin d’efficace

***

Paris, 17.III-8.IV 2011

***

Pedro Vianna (né en 1948 à Rio de Janeiro, Brésil)En toute nudité – Livre XL : Où en étions-nous (2011)

Découvert ici


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