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Arcadie, d’Emmanuelle Bayamack-Tam

Par Ellettres @Ellettres

Arcadie, d’Emmanuelle Bayamack-TamC’était un peu le livre phare de la rentrée littéraire de l’année dernière, celui que je voulais absolument lire, au point d’avoir programmé une lecture commune avec Ingrid que je n’ai finalement pas honorée… #LooseToujours

Après lecture, j’ai compris les raisons de son succès et de son « sex-appeal ». C’est en effet un roman fascinant, solaire, servi par une langue enlevée, chaleureuse et gourmande, pétrie d’expressions argotiques anciennes et nouvelles (et des titres de livres qui s’introduisent en douce, en passagers clandestins, de l’art de la joie à réparer les vivants).

Arcadie réactualise avec une vigueur jubilatoire le sujet rebattu de l’utopie. Je sais que c’est la dystopie qui est à la mode (l’utopie détournée, faussée, inquiétante, façon Margaret Atwood), mais là non, c’est bien d’une utopie qu’il s’agit – malgré les ombres – puisque Farah, la jeune narratrice, est accueillie avec ses parents à Liberty House, une communauté libertaire qui prône l’amour libre pour tous, le naturisme, le végétarisme et l’accueil inconditionnel de tous les inadaptés du monde moderne, sous la houlette du charismatique Arcady, un homme d’une cinquantaine d’années que Farah vénère immédiatement.

Dans un merveilleux domaine de la Côte d’Azur coupé de la civilisation, zone blanche où Wifi et Smartphone sont interdits, Farah va vivre une enfance pas comme les autres, faite d’escapades sans fin dans une nature luxuriante et d’incursions secrètes dans la vénérable bibliothèque de ce qui fut autrefois un pensionnat pour jeunes filles, et jouit d’une liberté presque totale sous la tutelle bienveillante et désinvolte des adultes ; mais elle connaît aussi la scolarisation dans un établissement « normal » qui lui permet de mesurer l’écart de ses conditions de vie avec celle de ses congénères restés dans le « monde ».

C’est là, dans la stridulation lyrique des cigales, que je jouis de m’anéantir et de sentir mon être se disperser au vent comme une tête de pissenlit. (…) Et pourtant, je le sens bien, quelque chose en moi résiste à la dislocation, quelque chose tient bon. C’est ténu mais tenace, comme une promesse de resurgissement après les ardeurs de l’été ou les rigueurs de l’hiver, comme une saison fragile qui n’aurait pas de nom, à part le mien peut-être.

Son entrée dans l’adolescence signe l’arrivée de toute une série de perturbations, dont le moindre n’est pas celui de son évolution sexuelle compliquée. L’irruption d’un migrant à Liberty House remet en cause les fondements mêmes de la communauté. Farah se cherche, s’affirme, découvre l’amour et fait des choix adultes qui signent un vrai manifeste pour une autre société.

C’est ça, aussi : à force d’être biberonnée à l’amour fou, à force d’entendre parler la langue ardente du désir, je ne pense qu’à ça.

Emmanuelle Bayamack-Tam manie avec beaucoup de malice les ambiguïtés pour mieux décontenancer le lecteur et l’amener à réviser ses certitudes ; la principale tient à la nature de la communauté d’Arcady : est-ce un petit paradis libertaire ? est-ce une secte ? Arcady est-il un apôtre de bonté, ou un gourou ? Le récit qu’en fait Farah oscille entre ces deux pôles, et nous fait tantôt craindre des dérives, tantôt entrevoir la façon dont notre regard est biaisé par les préjugés et le discours médiatique (toujours prompt à s’emballer). Tout ceci s’entremêle avec les interrogations autour du masculin et du féminin qui agitent Farah au moment de sa puberté (il y a une scène de bain de mer magnifique où on la voit littéralement flotter entre les deux alternatives qui semblent s’imposer à elle). Et puis il y a les atermoiements entre le dedans (la sécurité) et le dehors (la liberté), et une petite question que je me suis posée : l’autrice situe-t-elle son intrigue dans le présent ou dans un futur proche mais légèrement effrayant ? Ce flou temporel lui permet d’offrir un miroir grossissant et déformant de toutes les tares de notre monde d’aujourd’hui.

– Qui je suis, moi ?

La question m’a échappé, et elle nous prend pareillement de court, Arcady et moi. Il en lâche ma cuisse et son volant, et se reprend de justesse pour nous éviter une embardée fatale. Elle aurait eu le mérite de mettre fin à mes tracas existentiels, mais je n’en demande pas tant : une réponse me suffirait.

À dire vrai, je ne m’attendais pas à être emmenée à ce point hors de ma zone de confort. À partir des troubles identitaires d’une petite personne assez unique en son genre, nous sommes amenés à réfléchir sur le sort de l’humanité, en passant par les cercles plus restreints de la communauté, de la société, du pays. Toute une série de réflexions qui interrogent notre rapport à la liberté, à l’éducation, à l’amour, au genre, à l’environnement, et le regard que nous portons sur ce qui nous est différent. Sans partager les conclusions politiques qu’en tire l’autrice, je lui sais gré d’avoir su tresser ensemble ces questions qui nous travaillent collectivement en un roman à l’intrigue passionnante, porté par une narratrice très attachante et très drôle, et une galerie de personnages hauts en couleurs (je ne vous ai pas parlé de la « grand-mère LGBT » de Farah, de sa maman électrosensible, de Fiorentina la cuisinière, ou d’Epifanio, le Mexicain dépigmenté, et de tant d’autres).

Arcadie est pour moi la démonstration d’une grande force de la littérature : faire à la fois rêver et déranger le lecteur. Farah, c’est un peu l’Émile de Rousseau revisité, la page blanche qui s’ouvre sur un monde nouveau qu’elle appelle de ses voeux, ce qui fait bien d’Arcadie un roman utopique, sans rien occulter de la catastrophique situation présente, avec même une tonalité millénariste sur la fin.

Bref, une lecture roborative que je ne suis pas prête d’oublier.

Ma lettre au monde, je l’ai déjà écrite : elle est enfouie six pieds sous terre, dans un pré en pente douce où les vaches paissent en tintinnabulant, et elle traversera le temps aussi sûrement qu’une sonde spatiale ; (…) ma lettre au monde tient en quelques mots, que mes frères humains n’auront aucun mal à traduire, quoi qu’il soit advenu de la langue dans l’intervalle qui nous sépare de son exhumation : l’amour existe.

Keisha a dévoré ce roman, Ingrid le recommande chaudement, Sans connivence a été comblé, Cuné l’a trouvé très réussi, pour Autist Reading c’est truculent et d’une drôlerie savoureuse, Brize parle d’un roman d’apprentissage étonnant et passionnant… Bref, je n’en finirais pas de recenser tous les billets de blog – unanimes – consacrés à ce roman.

« Arcadie » d’Emmanuelle Bayamack-Tam, éditions P.O.L, 2018, 440 p.

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