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(Feuilleton) Enquêtes, par Siegfried Plümper-Hüttenbrink, #4, De l'existence des fantômes

Par Florence Trocmé

ENQUÊTE (4)
De l’Existence des fantômes.

Il n’existe sur terre que des revenants qui ont oublié de naître
et qui se refusent
à devenir des morts. 
J.B. Pontalis

Image-fantôme
Je ne sais plus qui disait que les fantômes se logent dans nos pensées les plus secrètes. En tout temps et en tout lieu ils sont susceptibles de nous faire signe, et trop souvent c’est à notre insu. Maints indices d’ordre spatio-temporel témoignent du reste de leur don d’ubiquité. Sans parler des fantasmes et des transferts de pensée qu’ils éveillent en nous, et qui semblent maintenir en vie leur pouvoir de revenance. Certains comme J.B. Pontalis ne sont pas loin de penser qu’ils seraient à l’origine de nos vies antérieures ou parallèles, voire de nos hantises les plus intimes. Mais tout cela reste à vérifier, tout comme ces 12 entre-aperçus, sous forme de notes critiques, et qui tentent de cerner les survenues d’un être éminemment volatil, pour ne pas dire polymorphe d’après les indices de lecture qu’il a pu me fournir chez divers auteurs, depuis l’Antiquité jusqu’à l’ère du Numérique. Il va sans dire que son existence reste invérifiable, vu qu’elle n’est toujours qu’une fiction de l’esprit.

1) Chez les romains de l’Antiquité le fantôme était de mauvais augure. Ils en firent un larvatus et qui signifiait : - « être possédé, infecté par une larve ». Quant au terme de larvae, il renvoie selon Pline l’Ancien à la décomposition biologique du cadavre. Si par malheur son inhumation n’avait pas trouvé à se faire, il restait un mort en errance, quelque revenant venant hanter en esprit les vivants.
2) Au-delà de son aspect démoniaque, voire mortifère, le fantôme est un esprit bifide, d’entre-deux. Il erre entre vie et mort, n’apparait que pour disparaître. Autant dire que son existence reste plus qu’hypothétique. Tenu pour mort par les vivants, il s’avère vivant parmi les morts, à l’instar du Chat de Schrödinger qui dut sa mise à jour au fantasme d’un physicien connu pour avoir exploré le champ quantique.
3) En grec ancien, fantasma désignait tout à la fois l’image, le spectre, le revenant. Quelque corps fantôme, à l’image d’Eurydice, oscillant entre vie et mort, et qui resterait en deuil de son porteur. Autant dire un négatif, et qui ne survient toujours qu’in absentia, vu qu’il reste à développer par voie de rémanence rétinienne et jusqu’en nos rêves.
4) Du temps des Romantiques allemands on devisait sur les agissements quasi oniriques de cet esprit errant qu’est le Geist, et ce en recourant au terme de herumgeistern qui désigne l’acte de rôder, de fourbir des intrigues, voire d’invoquer les esprits en rêve, et que pour mieux les conjurer. Certains comme Friedrich Schlegel émirent l’hypothèse que l’esprit vivifiant et salvateur du Geist, libre de toute entrave sociétale, serait à l’origine de nos foucades et sautes d’humeur. D’autres comme Novalis ne furent pas sans pressentir en lui des vibrations de nature électro-magnétique. À l’instar d’un fantôme, il émet des ondes d’outre-monde. Il attire et révulse. Malices et maléfices seraient ses mots clefs. Et tout porterait à croire qu’il se communique par voie de contagion. N’éveille-t-il pas d’ores et déjà en nous notre « daïmon », quelque double ou doublure au revers de nous-mêmes, et qui reste inavouablement tue ?
5) Ville, livre, portrait, souvenir... Tout est susceptible de se spectraliser, de s’envoiler pour se dévoiler, comme le veut du reste l’effet fantôme qui est un terme d’imprimerie mettant en jeu le verso et le recto d’une même page, en tenant compte de la transparence plus ou moins translucide du papier. Un effet dont Marcel Duchamp aurait sans doute dit qu’il survient en « infra-mince » et au vue d’une « 4ème dimension » où tout se traduit en terme d’ombres projetées et de reflets vitrés. Mais si volatil qu’il puisse paraître au prime abord, l’effet-fantôme n’est pas sans s’incarner en absence, et ne serait-ce que par la découpe à la craie d’une silhouette sur un mur. Pline l’Ancien qui relate le fait, y vit l’acte de naissance de la peinture. À titre indicatif, il refait subrepticement son apparition au temps de Goethe avec l’art graphique des « Schattenriße », et à l’aide desquels on avait coutume de se faire tirer son portrait en noir et de profil, sous forme d’une ombre portée. Une ombre dont on sait qu’elle peut survenir par voie d’imprégnation comme dans l’image du faciès christique du Saint Suaire de Turin. Une ombre qui ne sera pas sans prendre au XIXème siècle l’allure d’une vêture et dont le personnage de Peter Schlemihl dut se défaire en la laissant en gage au diable dans un conte d’Adelbert von Chamisso. Et parfois il suffit d’un rien, d’un simple courant d’air animant les voiles d’un rideau, pour que des jeux d’ombres viennent à jour.
6) On a tout lieu de penser qu’un fantôme, en sa vêture d’ombre, est un être polymorphe qui conspire et agit à distance. Il imprègne de son souffle le fond de l’air, sinistre à tout jamais un lieu, et jette des sorts. Au dire de Lucrèce, il va même jusqu’à se signaler dans les flux de particules qui se détachent des corps et pour générer des semblants d’images sous forme de « simulacres » optiques. Mais il a beau vouloir nous brouiller la vue et n’être toujours que l’apparition fulgurante d’une disparition, un fantôme nous fait toutefois signe, il nous livre des indices de son passage. Un lecteur un tant soit peu attentif ne sera pas sans le surprendre en flagrant délit par une phrase qu’il ne retrouve plus dans un livre, alors qu’il se souvient de l’y avoir lue. Un spirite pourra fort bien le scanner aux rayons X pour lui faire la peau. Et certains comme Maurice Olender ou Pascal Quignard ne sont pas sans l’avoir croisé à la Bibliothèque nationale où l’on nomme « fantôme » la plaquette de carton mise en la place d’un livre momentanément emprunté par un lecteur. Quant à Yannick Liron, il affirme que « dans un livre le fantôme, ce sont les autres livres, leur résurgence fragmentée, parcellaire, lointains souvenirs qui remontent lentement à la surface ».
7) Hélène Cixous dit que “les fantômes restent en activité permanente“. Ils savent se mettre à l’écoute de nos silences et n’hésitent pas à nous subtiliser notre souffle lorsque nous dormons. Certains physiciens pourraient l’attester, qui ont fini par admettre que l’air est, tout comme l’eau, conducteur de toutes sortes de réminiscences. Un air qui garderait la mémoire de ce qui s’est dit, et ce en l’absence de tout témoin. Sans parler des murs dont on dit qu’ils ont des oreilles. Tout se transmet, par vibration ou contagion. Ce qui expliquerait que les particules d’air que Socrate émettait en parlant sur l’agora se retrouvent, encore que d’une manière infime, dans l’air que l’on respire aujourd’hui. Si bien que nous continuons quasiment à respirer et penser en sa compagnie.
Il va sans dire que c’est une hypothèse invérifiable, mais qui accréditerait une "communication des esprits" bien plus fabuleuse que celle que semble nous promouvoir l’ère du Net. Vu qu’elle met en jeu des transferts de pensée via lesquels le divin Socrate, en prise avec son « daïmon », serait soudain en état de parler par ma bouche, en me ventriloquant pour ainsi dire.
8) Claudio Parmigianni a fait des tableaux avec de la fumée de suie et de la poussière. Était-ce en vue d’invoquer des spectres ? Il dit que laisser une empreinte est une façon de s’en aller, voire de se faire disparaître. Dans le même esprit, Max Ernst recourra après ses « collages » au procédé dit du « frottage » qui imprime un objet en creux pour le faire ressortir comme gravé en relief sous l’apparence d’une image-fantôme. Chez l’un, comme chez l’autre, tout est une question de calque, d’empreinte, qui se joue en infra-mince, entre le recto et le verso d’une même feuille. Quant à l’image obtenue, elle n’est toujours qu’un simulacre, un semblant d’image. L’ombre portée d’une ombre pour laquelle il n’est plus de porteur. Et au pire un fantasme, voire une chimère. Ce qui fit sans doute dire à Pierre Klossowski que « le peintre est celui qui ferme les yeux pour se convaincre d’avoir vu ». Ce qu’il saisit lui échappe. Et ce qu’il s’est commis à peindre ainsi à son insu, on ne parviendrait à le voir qu’en fermant les yeux à notre tour.
9) Au cours d’un film expérimental de Ken McMullen intitulé Ghost Dance, l’actrice Pascale Ogier interroge avec un regard quasi médiumnique le philosophe Jacques Derrida qui lui fait face. Elle voudrait savoir s’il croit aux fantômes ? En parfait sophiste, la question qu’il lui livre en guise de réponse l’amène à se demander s’il n’est pas en train de jouer à son insu, face à la caméra, le rôle d’un fantôme ? Et qui parlerait à sa place, allant même jusqu’à le ventriloquer ? En cours de tournage survient un incident qui sera décisif : - une sonnerie de téléphone et qui lui livrera une amorce de réponse à sa question.
Il y aura une suite, ou plutôt un dénouement à cette scène filmique, et qui prouve que l’effet dit fantôme peut se déclencher à l’improviste, en plein réel. Quelques années après la sortie du film, Derrida, alors qu’il est à prêcher la « déconstruction » sur un campus américain, apprend la mort de Pascale Ogier. Aussitôt il revoit la séquence où elle surgit, retrouvant l’ovale de son visage de noyée et en qui un fantôme réel semble soudain lui redemander pour la seconde fois s’il croit aux fantômes. Une question-piège que Derrida avait tentée de contourner et qu’elle relance post-mortem en lui montrant en guise de réponse l’apparition filmique de son propre fantôme comme mis en abyme.
10) Il va sans dire que Derrida fréquentait assidûment les fantômes, d’autant qu’il avoue en être un lui-même lors de l’entretien filmique. En 1980 il ira jusqu’à correspondre avec eux comme en attestent les envois cryptés, quasi télépathiques, que s’échangent Platon et Socrate dans ce livre qu’est La Carte postale. Il y est question de l’envoi, des lettres à affranchir, de la destination fictive qu’est l’autre dès qu’il donne lieu à un transfert de pensée. À plusieurs reprises, il est aussi fait état de la clandestinité au fort de laquelle se joue le destin de toute liaison, qu’elle soit épistolaire ou amoureuse, et qui amène tôt ou tard les partenaires à mettre en jeu leur part d’ombre pour s’éclairer ou s’aveugler mutuellement.
11) En 1982, au cours de l’entretien avec Pascale Ogier, l’heure du fantôme aura enfin sonné, suite sans doute à une simple sonnerie de téléphone. Derrida va se mettre à rêver d’une « fantômachie » qui serait à l’œuvre dans les moyens de télécommunication, vu qu’on ne correspond toujours qu’avec un absent, même si l’on s’adresse à lui de vive-voix au téléphone. Tôt ou tard surviendra l’ombre portée de sa voix sur un répondeur, comme nous l’atteste cette science des fantômes que serait la « fantômachie ». Sans aller jusqu’à dire qu’elle relèverait d’un savoir occulte, quasi télépathique, Derrida précise toutefois qu’elle est en prise avec l’inconscient collectif et verrait le jour sous la forme d’un théâtre d’ombres parlantes comme dans maints films d’Antonioni, de Bresson, de Bergman ou de Rivette. Tous cinéastes avant l’heure de l’incommunicabilité entre les êtres, ils ne sont pas sans avoir eu la vague prémonition de l’enfer communicationnel qui se tramera en pleine ère informatique et qui a tout d’un complot ourdi par des spectres. Une ère qui se vit en hors-sol et à fond perdu avec le stockage abyssal qu’elle génère. Tout s’y joue virtuellement, en termes d’avatars et de réseaux communicationnels, de cliquage-flicage des données, d’archivage sans fin. Et il n’est pas jusqu’à l’entente entre internautes qui ne s’avère virtuelle. Chacun s’acharnant à twitter à tout va pour se faire exister et ne pas disparaître dans ce « Royaume des Ombres errantes » qu’est en voie de devenir la toile du Net.
12) Derrida continuera à traiter de cet esprit errant, estranger à lui-même, qu’est tout fantôme, sous les auspices du Ghost, du Geist, et du Spirit. En 1993, il n’hésitera pas à intituler l’un de ses livres Spectres de Marx, alors que tout tendait lors de sa parution à discréditer la pensée marxiste, à la tenir pour obsolète suite à la chute inespérée du Mur de Berlin. Une chute qui mit certes fin au rideau de fer d’une guerre froide, mais en laissant libre cours depuis aux diktats et embargos d’une guerre qu’on dira spectrale, autrement plus redoutable, et que l’économie néo-libérale n’a de cesse d’attiser à l’échelle planétaire. Une économie de survie, quasi eschatologique, ne jurant que par la croissance, et dont les impératifs ne sont pas sans s’inspirer de l’adage biblique qui nous met en demeure d’avoir à nous « multiplier et prospérer », à flux tendus, et avec la bénédiction des marchés financiers. Si pour certains cette sacro-sainte croissance est signe de vitalité (démographique et monétaire), pour d’autres elle peut s’avérer néfaste de ce qu’elle maintient nos vies sous séquestre marchande et sous haute surveillance. On sait qu’à l’heure qu’il est, nombre d’internautes chevronnés n’hésitent pas à se laisser piéger jusque dans leur sphère intime en communiquant de vive-voix avec une « boîte parlante » et qui leur tient lieu d’oracle delphique pour programmer le cours de leur journée. À ce train-là, sans doute viendra-t-il un jour où l’internaute sera lui-même intégralement programmable à distance, via sa voix, son faciès et ses empreintes digitales. Au-delà de l’écran tactile, on songe d’ores et déjà à un écran extra-sensoriel, branché en direct sur nos neurones, et qui permettra de surfer et communiquer quasi télépathiquement, sans avoir à recourir à nos mains sur un clavier. Parvenu à ce stade d’immatérialisation, tout porte à croire qu’une toute autre « science des fantômes » sera envisageable grâce aux lubies de la cybernétique. Les quelques voitures qui se mettent à rouler en se passant de tout conducteur pourraient nous le confirmer. On oublie toutefois que la magie que recèle une telle vision d’avenir peut fort bien virer au cauchemar, en faisant de chaque internaute une entité fantômale, quelque quidam solitaire, dépourvu de toute intériorité, et dont l’existence ne tient qu’à quelques clics. Une simple silhouette parmi des milliards de silhouettes qui s’adonnent en ligne à un commerce incessant, qu’il soit verbal ou marchand, et que l’ère informatique rêve de régir et téléguider à distance en jouant avec nos pulsions les plus intimes. D’ores et déjà elle sait déchiffrer nos moindres faits et gestes, dresser un portrait-fantôme de notre personne, sonder jusqu’à notre cerveau reptilien. Et elle ne tardera pas à nous confectionner l’âme experte d’un « homo cybernicus » pour qui un disque dur tiendra lieu de mémoire et de sauf-conduit pour gérer et programmer sa vie. Face cette entreprise d’envoûtement qui se joue à l’échelle planétaire et spectralise nos vies sur fond d’écran, on est en droit de se demander jusqu’où il sera encore possible de co-habiter en incognito avec son propre fantôme, et sans qu’on aille vous le confisquer via un nom d’utilisateur et un mot de passe.
@Siegfried Plümper-Huttenbrink


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