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Les écoles du shivaïsme du Cachemire

Publié le 14 novembre 2019 par Anargala
Les écoles du shivaïsme du Cachemire

L'expression "shivaïsme du Cachemire" désigne un ensemble de traditions philosophiques et religieuses qui s'est épanouit au Cachemire entre les 8e et 11e siècles, puis dans le Sud de l'Inde, jusqu'au 19e siècle environ. Il s'agit aussi d'une manière d'interpréter ces traditions, d'une exégèse, autour de deux génies, Outpala Déva et Abhinava Goupta. Le "shivaïsme du Cachemire" est une expression commode inventée pour désigner cet ensemble.

Il s'inscrit dans le shivaïsme, principale religion de l'Inde.

Dans cette religion, il y a une hiérarchie de révélations exotériques (le shivaïsme comme religion accessible à tous, enseignée dans les Pourânas et d'autres textes) et ésotériques, dans les tantras, qui enseignent une vision du monde selon laquelle tout est engendré par l'union de Shiva et Shakti. Les tantras enseignent aussi une voie de salut par l'initiation et des rituels au moyen de Mantras. Ils proposent, en plus, des pratiques pour obtenir des pouvoirs surnaturels. Il existe une immense tradition de yoga tantrique, axée sur des rituels intérieurs, l'énonciation de Mantras et l'écoute du souffle.

Dans le tantrisme de Shiva, il y a des tantras axés sur Shiva et plutôt dualistes. Ces traditions sont proches du brahmanisme, elles respectent assez l'ordre des castes et sont à l'origine des temples que l'on voit aujourd'hui en Inde.

Ensuite il y a les tantras de Bhairava, axés sur l'adoration de Bhairava, une forme plus transgressive de Dieu, entouré de Yoginîs, des divinité féminines que l'on invoque avec de l'alcool, parfois du sang. Une doctrine non-dualiste est peu à peu révélée : tout est le jeu d'une conscience universelle dynamique, il n'existe ni pur, ni impur. Le tantra fondamental est celui de Svacchanda, centré sur la notion de liberté.

Ensuite il y a les tantras de Shakti, où la Déesse, la Shakti, est au centre, Shiva passant à l'arrière-plan. Les pratiques transgressives deviennent centrales, toujours à travers des Mantras ou des Vidyâs (des Mantras de divinités féminines).

Il y a deux traditions principales : le Trika et le Krama. 

A ce stade est révélé une vaste tradition ésotérique à l'intérieur du shivaïsme ésotérique : la religion du Koula (kula), ou kaoula. Cette tradition est centrée sur Shiva et Shakti, mais moins sur des rituels extérieurs, plus sur le yoga. Le gourou y tient une place centrale, ainsi que l'idée d'une transmission d'énergie par le gourou ou par une autre divinité, transmission qui débouche sur une absorption (samâvesha, notion centrale) dans la divinité et ses pouvoirs. 

A partir de là, il y a donc deux versions de chaque tradition, Trika et Krama, l'une tantrique, l'autre kaoula.

Donc Trika et Krama sont deux branches du Koula, et non des traditions séparées, contrairement à ce qui a été dit.

Le Trika est axé sur une triade de déesses qui personnifient trois états de conscience : conscience de l'unité, conscience de la dualité, conscience de la dualité dans l'unité. Tout est dans tout, et tout est la libre manifestation de la conscience universelle qui joue à se réaliser comme univers (infinis et cycliques) et comme êtres vivants. 

La pratique est axée sur la conscience comme création, comme extase créatrice et sur l'invocation des Yoginîs, divinités féminines, symboles des énergies du corps et de l'esprit, principalement à travers les sons de l'alphabet sanskrit qui est la source de tous les langages. On pratique parfois la nuit, dans des lieux effrayants, mais principalement chez soi, dans un contexte ordinaire, juste sacralisé par les Mantras et les Vidyâs, ainsi que par les Mudrâs et les Mandalas. Cette tradition met l'accent sur les niveaux de réalité qui sont tous "dans" la conscience universelle et qui donc se reflètent et se contiennent mutuellement. L'union sexuelle, l'écoute du souffle et l'énoncé du Mantra sont les pratiques principales.

Le Krama est axé sur la conscience comme devenir; Kâlî. Cette tradition enseigne que chaque instant est la conscience se révélant à elle-même. L'accent est mis sur l'évanescence, la résorption, la mort, mais l'alcool et l'union sexuelle, voire des orgies sacrées, sont au centre de la pratique. L'essentiel est cependant intérieur : contempler d'instant en instant la disparition de toutes choses dans le ciel de la conscience. Il y a des Mantras, mais pas de visualisations. Le corpus de textes est important.

Trika et Krama sont donc complémentaires. Il a d'ailleurs existé une tradition faisant la synthèse des deux, et le shivaïsme du Cachemire enseigne les deux à la fois, mettant parfois l'accent sur l'un ou sur l'autre. L'oeuvre d'Abhinava Goupta est l'exemple le plus puissant de cette synthèse. Le Trika est l'aspect créateur présent en toute expérience comme extase, plaisir et désir. Le Krama est l'aspect destructeur présent en toute expérience comme évanescence, impermanence, disparition, silence, vide et mort. D'où les deux pratiques méditatives principales : la plongée dans le premier instant du désir et la fusion dans l'espace. 

Ces traditions ne sont pas nées au Cachemire, elles ont existé ailleurs, mais c'est au Cachemire qu'Abhinava et d'autres en ont proposés les interprétations les plus extraordinaires. En fait, en dehors du Cachemire, on a presque seulement les textes ésotériques, sans interprétation philosophique.

Au Cachemire sont apparues deux traditions philosophiques (c'est-à-dire non réservées aux initiés) extraordinaires :

Le Spanda, autour d'un poème et de commentaires. Tout est conscience. Mais la conscience n'est pas statique, elle est vibration, mouvement. On peut la percevoir en son aspect universel entre deux pensées, par exemple, où dans les états émotionnels extrêmes, de même qu'au tout premier instant de toute perception ou de tout acte, notamment à travers le "geste de Shiva" (bhairava-mudrâ), la pratique méditative principale du shivaïsme du Cachemire et du shivaïsme tout court. Je suis cette conscience qui se manifeste clairement sous la forme de toutes choses.

La Pratyabhijnâ, autour d'un poème et de commentaires. Tout est conscience. Elle est l'expérience. Mais par le jeu de sa liberté souveraine, elle s'oublie et peut se reconnaître à travers un travail conceptuel qui va écarter les fausses croyances pour mettre en lumière l'expérience pure, la majesté de la conscience. C'est une voie "nouvelle", accessible à tous, fondée sur le raisonnement et l'expérience, non sur l'autorité d'une tradition ou d'un maître. On ne cherche pas des états de conscience spéciaux, car tout est déjà conscience, mais l'expérience s'examine de près. Pour cela, la pratique du "geste de Shiva" (bhairava-mudrâ) est recommandée, même si elle n'est pas nécessaire. La dualité n'est pas niée, mais reconnue comme manifestation de la conscience, qui se manifeste librement comme unité, comme dualité dans l'oubli de l'unité, ou comme dualité dans l'unité. Cette tradition philosophique, ainsi que le Trika et le Krama, se sont diffusés dans le Sud de l'Inde. La Shrîvidyâ en est une survivance contemporaine, mais largement édulcorée, et la doctrine sousjacente est oubliée. Peut-être se reconnaître t-elle un jour ? 

En attendant, le shivaïsme du Cachemire est bien mort en tant que transmission "de maître à disciple". En dehors de quelques charlatans qui prétendent être les héritiers de leur imagination, il n'y a rien. L'hindouisme au Cachemire a disparu. Les Hindous ont fuis ou ont été assassinés. Ils vivent dans des camps en Inde ou bien en exil. Heureusement, un mahârâdja hindou fut intronisé au Cachemire au 19e siècle par les Anglais. Ce mahârâdja a initié un travail de collection des oeuvres principales du shivaïsme du Cachemire, environ 80 volumes sur 2000 textes tantriques. Cependant, l'essentiel a été sauvé des griffes abrahamistes. Sans ce travail, le shivaïsme du Cachemire aurait été oublié à jamais, une victime de plus sur la liste des noires oeuvres du poison monolâtre. 

Pour autant, la tradition est-elle morte ?

Absolument pas.
Car la tradition est claire sur ce point : la seule source de la tradition, c'est la conscience universelle. Or la conscience universelle est souveraine. Elle fait ce qu'elle veut : oubli ou renaissance, elle est maîtresse. De plus, les textes sont les enseignements oraux de la conscience universelle, non de simples assemblages de sons absurdes, sauf aux oreilles des imbéciles, et encore, parce que la conscience joue ce jeu. La conscience le dit elle-même : la tradition est le divertissement de l'unique Présence. Le reste aussi. En ce sens, la tradition est des plus vivantes. Les textes n'attendent que notre reconnaissance, notre intellect et notre intuition, notre attention et notre passion.

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