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(Note de lecture), Julia Lepère, Je ressemble à une cérémonie, par Fanny Garin

Par Florence Trocmé


Julia Lepère  je ressemble à une cérémonieDans les choses creusées, nous nous tenons.
C’est ainsi que débute le recueil de Julia Lepère, par une immobilité trouble : précautionneuse, animale et presque minérale. Un corps semble retenir sa respiration et peut-être même ses mots – ils sont rares, choisis, sur le blanc de la page – comme pour empêcher l’effondrement de murs trop fins, rongés par le temps ou par des mains qui froissent. Comme pour empêcher, aussi, l’effondrement d’un soi tremblant ou d’un nous, cette forme double.
Cependant, proche, confondue en ce corps, une femme animale – qui sera parfois biche, parfois serpente via la figure de Mélusine – observe depuis le noir et ce presque silence, prête à mordre, sentir, désirer, protéger. Prête à fuir, à se sauver comme une proie. Mais se sauver est aussi se sauver soi. Cette course se jouera au sein de l’écriture, paradoxalement méandreuse.   
La forme double n’est pas seulement celle du nous ou du eux convoqués par la première partie. Elle n’est pas non plus exclusivement celle du je poétique féminin et ambivalent, entre biche et serpent : elle est aussi ce soi dédoublé, qui vit mais observe, voit d’en haut. Cet œil qui s’étend hors de nos têtes jusqu’à devenir écriture. Car ces choses creusées évoquent aussi l’acte d’écrire, cette sculpture, ce creusement du réel. Creusement risqué : penser et écrire pouvant tout autant intensifier la vie que faire mourir le vivant, capturé par les mots. Julia Lepère écrit : Je n’entends plus le risque des fleurs / qui meurent / Quand elles me frôlent.  
Cette lucidité sur l’acte d’écriture est accompagnée d’une interrogation, discrète, au cœur des vers, sur ce que peut le langage et ce qu’il ne peut pas, sur son possible échec. Je ne peux pas dire le parfum des fleurs/ Non plus vivantes/ Rien d’invisible je ne peux dire/ Ta main qui s’ôte, marchant. Ou encore « Un arbre mien / Le mot chose pour oubli ». A partir de ce vers, que deviennent alors ces choses creusées dans lesquelles nous nous tenons ? Quelques « oublis creusés » ? Et justement : Maintenant il faut marcher longtemps autour de soi-même aveugle nourrir ses pas de souvenirs.   
Julia Lepère continue de creuser les creux dans une seconde partie. Son je poétique se glisse dans la figure de Mélusine – cette femme serpent tout autant porteuse de souvenirs, d’imaginaires – et oublis – collectifs, qu’accoucheuse d’« oublis creusés » intimes que le langage tente de formuler. Apparaissent une mère, un père, des épluchures et langues interdites, des rituels, le corps démesuré d’une chambre. C’est alors qu’une parole moins précautionneuse surgit : une voix féminine, puissante, avide de mots et mue par une langue terdite. L’intime et le collectif se confondent ici et les images de la femme se multiplient. Sensuelle, sorcière, se réappropriant le blason de son corps, dessinant parfois celui de l’homme. Réinjectant fièvre, transpiration, rougissements au corps féminin. Se réappropriant, également, l’écriture. Et c’est via l’écriture, via la transformation des mots (ici l’imputation quasi enfantine, balbutiante du « in ») que la langue terdite s’autorise. Les vers délaissés au profit d’une prose poétique puissante qui ne craint plus de rompre les murs, de dire, de bouleverser le réel.
Et puis la langue redevient abruptement sobre et retenue, ne disant que son nécessaire ou recommençant à se soupçonner comme si le charme était rompu. Et Mélusine de se taire, progressivement. Elle ne parlera plus que peu de mots.
Le recueil se clôt sur une troisième partie, dépouillée, où les mots et souvenirs viennent s’échouer sur la page comme les épaves d’un combat. Comme les restes de Carthage détruite mais aussi, comme des morceaux de peaux venant d’une mue qui aurait eu lieu. Car à force de creuser, de froisser à pleine mains le sens, semble s’être opérée une lente et puissante métamorphose du réel par les mots, ainsi qu’une métamorphose du langage, ici comme épuisé après la course animale du recueil. Transformation minutieuse, maîtrisée sous le langage d’apparence simple mais qui parvient à contenir tremblement, fragilité et fièvre au sein d’un vers. Langage qui invite le lecteur au cœur de ce chant et sans aucune fioriture. Juste à partir d’un souffle, du rythme et de la voix que forment ensemble les vers. Et de ce sens que Julia Lepère ne cesse de creuser. 
Fanny Garin

Julia Lepère, Je ressemble à une cérémonie, Le corridor bleu, 2019, 112 p., 13€
Sur le site de l’éditeur
Extrait :
« 
À présent que tout s’est tu, nos mains voudraient combler la fissure, notre foyer. À la place, elles font des bruits de feu dans les cendres, un aigle en forme de femme tourne et chute au-dessus de nous comme une rivière. À travers la fissure, nous regardons la mer nous emporter » (p42)
« Mon corps une biche délimitent
La maison-toi
Seule chose
Qui ne poursuit rien » (p. 102)


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