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du bout du quai de l'oubli ( Mathias Énard )

Par Jmlire

" Alexandrie d'Égypte autre décadente ville de la décadence qui ne manque pas de charme quand il pleut ou quand il fait noir, je me souviens nous y avions un hôtel sur la Corniche la première fois nous passions des heures au balcon face à la Méditerranée jusqu'à ce qu'un gros bloc de ciment s'en détache et soit à deux doigts de tuer un type assis à la terrasse, en bas, il a à peine levé les yeux, Égyptien habitué à ce que le ciel manque chaque jour de lui tomber sur la tête, dans cette chambre double je dormais avec Marianne, elle se déshabillait dans la salle de bains, elle avait un corps, un visage à vous dévorer l'âme et la mienne ne demandait que cela, dans le parfum de pluie et de mer d'Alexandrie je m'enivrais des parfums de Marianne...

du bout du quai de l'oubli  ( Mathias Énard )
Venise, Image ArtTower de Pixabay

Venise.

Si je repense maintenant à Venise, dans la torpeur ferroviaire c'est surtout pour celle qui m'y avait rejoint, le corps qu'elle me refusait si souvent m'obligeait à de longues marches nocturnes parfois jusqu'à l'aube, avec mon bonnet noir, je passais place des deux-Maures, je saluais saint Christophe sur le pinacle de la Madonna dell'Orto, je me perdais entre les quelques immeubles modernes qu'il y a la haut comme si on les avait posés à dessein dans des recoins pour les cacher, comme s'ils n'étaient pas assez dissimulés par la lagune, et combien de fois combien me suis-je retrouvé à prendre un café au point du jour avec des pilotes et des machinistes de vaporetti pour qui je n'existais pas, car les Vénitiens ont cette faculté atavique d'ignorer tout ce qui n'est pas eux, de ne pas voir, de faire disparaître l'étranger, et ce mépris souverain, cette bizarre noblesse surannée de l'assisté se permettant d'ignorer absolument la main qui le nourrit n'était pas désagréable, au contraire, c'était une grande franchise et une grande liberté, loin de la sympathie commerciale qui a envahi le monde entier, le monde entier sauf Venise où l'on continue à vous ignorer et à vous mépriser comme si l'on n'avait pas besoin de vous, comme si le restaurateur n'avait pas besoin de clients, riche qu'il est de sa ville tout entière et sûr, certain, que d'autres commensaux moins chafouins viendront bientôt encombrer ses tables, quoi qu'il advienne, et cela lui donne une supériorité redoutable sur le visiteur, la supériorité du vautour sur la charogne, toujours le voyageur finira plumé, dépecé avec ou sans sourire, à quoi bon lui mentir, même le boulanger en face de chez moi admettait, sans ciller, que son pain n'était pas très bon et ses pâtisseries hors de prix, ce boulanger m'a vu tous les jours tous les jours pendant des mois sans jamais me sourire sa force c'était sa certitude de ma disparition, un jour j'allais quitter Venise et sa lagune, fût-ce après un, deux, trois, dix ans lui il appartenait à l'île et pas moi, et il me le rappelait chaque matin, ce qui était salutaire...

À Venise la Sérénissime un soir de décembre j'avais bu, je rentrais titubant du bout du quai de l'Oubli, tout au nord de Cannaregio j'avais trois cent mètres à parcourir pour retrouver mon Vieux Ghetto, autant dire cent kilomètres, autant dire mille, je balançais de droite à gauche, je tanguais, j'ai pris la mauvaise direction, j'ai tourné vers la place des Deux-Maures, je me suis vautré sur le puits sculpté au milieu de la petite esplanade, puis relevé les genoux douloureux comme on s'extirpe d'une tranchée dans la guerre, je me revoyais le fusil à la main courbé en deux j'ai fait trois pas de plus vers le pont de la Madonna dell'Orto, deux à gauche, un à droite, emporté vers l'avant par mon propre poids, par celui de mon bonnet noir ou de mes souvenirs dans l'odeur de vase gelée du brouillard vénitien, en respirant fort le plus fort possible pour reprendre mes esprits, la bouche grande ouverte les poumons glacés, avance , avance droit si tu tombes tu ne te relèveras pas tu finiras mort abattu par les tchetniks derrière toi par les Turcs par les Troyens aux rapides cavales je respire je respire j'avance je m'accroche à la rambarde du pont c'est un arbre dans les montagnes bosniaques je grimpe, je grimpe dans la nuit je redescends je vois la haute façade de briques de l'église qu'est-ce que je fous là j'habite de l'autre côté je fais demi-tour en trébuchant rate le pont et me colle la tête la première dans le canal obscur, une main m'agrippe, je suffoque, c'est le contrôleur qui me réveille, il me secoue, me demande mon billet que je lui tends machinalement, il me sourit, il a l'air agréable, dehors il fait toujours aussi noir, je colle les yeux à la vitre, rase campagne, il ne pleut plus...

Mathias Énard : extraits de "Zone", Actes Sud, 2008

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