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(Note de lecture), Gorgio Manganelli, La Crèche, par Marc Blanchet

Par Florence Trocmé


(Note de lecture), Gorgio Manganelli, La Crèche, par Marc BlanchetUne acidité préside à la venue des fêtes de Noël : celle que notre foi a ingérée puis combattue, sinon recrachée, une acidité due à un gavage à la fois consenti et nerveux, au milieu d'une profusion de cadeaux, elle-même enfouie sous les embrassades familiales. Cette angoisse ne saurait se définir comme une manifestation existentielle première, toutefois elle nous rappelle, comme l'inscrit au début de son livre La Crèche l'Italien Giorgio Manganelli, qu'à un certain moment de l'année " Noël est en chemin ". À partir de ce constat en effet amer, et dans la proximité des thèmes terrifiants, ou frappés d'idiotie, de notre société relevés dans L'Almanach de l'orphelin samnite ou Salons, Manganelli a construit cet ouvrage, paru après sa mort, dans la conjonction de l'étude et de la divagation. La précision la plus heureuse, dans sa manière de circonscrire une défiance devant l'événement humain, organique pourrait-on dire, de Noël, y rencontre un art de l'ornementation, qui transforme la dissertation en une cathédrale aux formes véhémentes, aux résonances discourtoises, en en dissolvant le marbre, éventrant les tombeaux et dispersant les fidèles, toujours avec amabilité. Si le terme de baroque peut être convoqué, c'est dans sa ressemblance avec un départ de feu sur l'autel de la clairvoyance : Manganelli approche avec circonspection Noël, ses rites mêlés d'inquiétude, ses retrouvailles familiales aux ramifications un rien incestueuses, pour se donner à voir comme un homme à l'ironie manifeste, qui pourtant glisse un pied vers un abîme où le noir égale le blanc et d'où s'élancent des réflexions qui tiennent de la maladie de tout prendre en compte, ou plus d'une cosa mentale désirant tout saisir, c'est-à-dire prendre et retourner, tenir en mains et jeter, éclaircir et démembrer. Son champ de vision relève d'un art baroque parce qu'il pressent dans le détail la possibilité d'un infini, ou de mille et une énormités, dont les mots, autrement dit la pensée, à coups d'images, de comparaisons, de métaphores, d'hyperboles, auront à répondre, pour tenter de saisir encore, pénétrer davantage, faire corps avec le domaine exploité, sans chercher à conclure sur ces probabilités et perspectives. Dès lors l'écriture de Manganelli, dans une finesse où se confondent jusqu'à une démocratie exceptionnelle crudité et érudition, se met en chasse, renifle pour cerner, et cerne pour mieux expulser d'une dernière goutte de vie le sujet de sa déréliction. Qui dit Noël dit Crèche ; qui dit abîme dit détail. Giorgio Manganelli choisit les vertus d'une approche microscopique, ou du moins, prend à son échelle le fétichisme connu d'une coutume. Il porte son regard au niveau des protagonistes, se rapetisse et descend dans l'arène sage de la crèche. Tout personnage, toute figure, y sont conviés, analysés, à travers le filtre d'une circonspection bonhomme, qui tient à accueillir la sincérité de chaque protagoniste, en pénétrer la fibre vitale, même en plâtre. C'est la condition de cette prose que de s'enjouer à voir le grand tout dans ses recoins, à défaire les certitudes sociétales, ici en grande partie religieuses à moins qu'elles ne soient plus qu'une tradition débile, pour interroger ce processus de soumission que représentent et Noël et cette crèche. Mais Manganelli est un auteur de la forme, fût-elle pleine à craquer. Atteindre une forme ce n'est pas seulement exercer un œil critique, resserrer un champ de vision dans l'invention séduisante, souvent hilarante, des protagonistes de Noël placés sous une loupe. Il s'agit avant tout de comprendre par la prose, autrement dit la pensée, tous les possibles d'une hypothèse, ne rien refuser aux interprétations, aux extrapolations - en somme, glisser d'un objet démembré vers l'occasion démiurgique d'en jouir, d'en redorer éventuellement le blason en le dépliant, le travestissant, pour l'enfanter sous des formes nouvelles, libérées, pour à nouveau jouir de cet objet mental qui tourne dans la tête de l'auteur, autre protagoniste, le dernier sur scène par l'apposition d'un point final. Manganelli pour raisonner questionne : Qui est Marie ? L'enfant Jésus ? Joseph ? Que veulent l'âne et le bœuf ? Et cette crèche, n'est-elle pas matière à de plus vastes métamorphoses ? " Cet endroit grouille d'anges en quantités innaturelles, et ils ne sont pas venus pour chanter gloire, faire la noce, souffler dans les trompettes ; ce sont des gorilles sacrés, mais aussi des vigiles, des bêtes de main vouées à enclore la crèche dans un espace où rien ne doit arriver hormis ce qui doit arriver. " En confrontant ces figures tutélaires à d'inavouées impasses, en les faisant apparaître afin de nous faire douter de leur raison d'être, Manganelli n'est pas seulement le destructeur cynique d'une coutume, il se met à l'œuvre pour montrer l'envers d'un phénomène comme une manière d'utiliser d'autres outils, de procéder à une élévation inédite, inouïe, avec le désir de donner à sa prose un souffle où viennent éclater des couleurs de plumes, des ors, des reflets, de multiples diffractions, et dans le même mouvement néologismes, latinismes, un chatoiement de tournures qui épuise le langage comme le langage épuise les conforts d'une tradition, langage " consacré " pour la seule valeur de l'imagination, et non le charme de la fiction romanesque. Entamant à l'issue de sa mise à sac " le temps du déshonneur ", Manganelli éconduit tout dispositif littéraire pour que s'ouvre la gueule béante de son inventivité, avec le règne apocalyptique de ses propres personnages, sujets à tant de métamorphoses qu'ils finissent par s'éloigner de toute corporéité définitive et jouissent de l'être comme du non-être : " Il est peut-être opportun de préciser que dans cette phase, et à ce moment-là sur l'infini plateau terrestre, on vit également se présenter les fantômes ; en embrassant par ce mot non pas les âmes visibles des défunts, mais de pures potentialités, formées pour ainsi dire par de passionnelles intentions de la vie. " Lier le mot à davantage que son " statut " commun comme un lieu receleur de figures autres, de potentialités, c'est offrir à la langue la possibilité d'un jeu maintenu par le discours, évidé de tout lyrisme quoiqu'ouvert à une transgression reine, langue que rien ne contraint et qui pourtant porte toujours à l'avant d'elle de nouvelles inventions, tout en les incorporant, puisqu'elle est devenue cette prose sujette à tous les renversements. À cette crèche renversée succède donc un monde animal, merveilleux, qui fait de la Littérature une Fable, l'espace d'un mensonge nécessaire et vital. Au sommet du livre, à son fait, une figure ultime peut apparaître, la fabula foemina, qui à nouveau embrasse toutes les descriptions, tous les adjectifs, pour déployer sa totalité, qui est la considération lucide d'incessants contrastes, mots comme choses. L'inscription d'une conscience critique est toujours la preuve d'une lucidité chez Manganelli ; il ne s'agit pas de divaguer pour ne rien dire, mais plutôt supposer avec concision, orfèvrerie - ce qui n'enlève rien aux sucs ni aux crachats. Le début d'un des derniers chapitres (XXXIV) devient un constat de ce dans quoi s'est engagée cette littérature et ce dans quoi d'autre il serait bon qu'elle ne s'engageasse point. Ce qui n'empêche pas à l'auteur de se dire : " Oh, joie de perdre la raison, félicité de discourir à tort et à travers, délices des litanies où l'on traite avec une scrupuleuse symétrie du naître et du mourir, où l'on parle de s'engloutir, d'émerger, de prendre son envol, comme le firent ces très anciens reptiles dépourvus de téléphone qui sortirent des abysses pour se transporter dans les airs jusqu'au premier objet de résidence pour colicotes ! " En portant à ses extrémités la Littérature, Giorgio Manganelli nous la fait retrouver dans sa quintessence : objet insaisissable, soucieux de dire et de penser, mais à l'écart du bien penser et du bien dire, tout en tenant compte, et inversement.

Marc Blanchet

Giorgio Manganelli, La Crèche, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para, Trente-trois morceaux, 162 p., 18 €
La Crèche, chapitre X (début), p. 27
" L'infélicité de Noël est une infélicité élusive, visqueuse, ophidienne, et en même temps calamiteuse ; toutes les imperfections, les délicates et exquises imperfections des rapports humains souffrent sous le poids d'une dénégation suprême ; le désamour étouffé fleurit monstrueusement, sous notre peau s'épanouit une végétation splendidement désespérée. On tente de surseoir à la nature périssable des choses, les parents emmènent les enfants chez le carabin qui a pour mission, plus mécanique que médicale, de contrôler le rodage, changer l'huile, nettoyer les vis platinées. On tente de suspendre la mort et de différer les agonies ; les meurtres et les explosions sont notés dans les marges du scénario. Il n'est pas de plus grande affliction que de ne pouvoir être affligé. Les fous tournent en rond dans de grandes pièces blanches, parlent à haute voix, mentent, calomnient, menacent, n'existent pas. Aujourd'hui, demain, après-demain, qui donc exige que le monde soit la sphère parfaite dont rêvaient les platoniciens ? Le moment de la fête est le moment suprême du mensonge ; l'horreur est intolérable. "


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