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(Note de lecture), Shijing, dans la traduction de Pierre Vinclair, par Claude Minière

Par Florence Trocmé

CouvSHIJING-scaledIsidore Ducasse ne connaissait pas les Chinois quand il écrivait ce paragraphe des Poésies : « Nous croyons ne pas pouvoir séparer notre intérêt de celui de l’humanité, ne pas médire du genre sans nous commettre nous-mêmes. Cette vanité ridicule a rempli des livres d’hymnes en faveur de la nature ». La sphère culturelle au fondement de la littérature chinoise classique nous demeure étrangère, ou, du moins, difficilement accessible. Pour nous aider à pénétrer cette « sphère », le Shijing édité par le corridor bleu est un excellent vade-mecum. Dans son Introduction, l’intelligent sinologue Ivan Rudivitch nous avertit : « il est vain de croire que la traduction littérale d’un poème chinois, celle qui suivrait fanatiquement le mot à mot, sera plus fidèle et plus conforme à l’original. Car elle restera, foi de sinologue, tout aussi éloignée du vers chinois et de ses résonances que la plus libre et la plus baroque des traductions ». Une telle déclaration aurait apporté bien du réconfort à Ezra Pound* quand il dut faire face aux critiques que des « spécialistes » firent peser sur sa publication de Cathay en 1915.
Il me semble que, dans le « rendu » qu’il nous propose, Pierre Vinclair parvient à laisser filtrer clins d’œil, sous-entendus, variété d’humeurs et de tonalités, sentencieuses ou espiègles. C’est en poète qu’il a dû opérer un décapage car, ainsi que Rudivitch le souligne, le recueil « nous a été transmis par une élite sur-cultivée, ancrée dans une tradition livresque érudite, souvent moralisante ». Cette élite a lié le Livre des odes au destin de la doctrine de Confucius, qui, selon la tradition, aurait effectué au Vème siècle av. J.-C. la compilation des 305 poèmes dont l’usage remontait à une longue période de temps antérieur (de -1100 à – 620). Le défi qu’affronte le traducteur est encore augmenté par le fait que les poèmes (tous anonymes), chansons, chants, odes, hymnes appartenaient à un cérémonial performatif : l’audience les appréciait au cours de fêtes paysannes ou de rituels aristocratiques.
 Si pour tel ou tel texte nous comparons la proposition de Pierre Vinclair à celle de Rémi Mathieu (Bibliothèque de la Pléiade), nous constaterons, amusés, que l’écart est énorme. Ainsi :
Un daim mort gît dans la campagne
Un daim mort gît dans la campagne
Enveloppé de blanc chiendent ;
Cette fille aux pensée vernales,
Le bel homme la veut séduire.    
(R.M.)
Chevreuil mort dans la clairière
Mort dans la clairière un chevreuil
   on le couvre d’herbe à paillote
Voilà une fille rêvant printemps
    heureux hommes tentez votre chance !
(P. V.)

Vent dans la vallée
Ch…Ch…le vent dans la vallée
   pousse noires nuées et pluies
On devrait battre d’un seul cœur
    et non laisser gagner l’aigreur
Cueillir chou sauvage ou radis
    c’est en accepter les racines
Ne trahis pas tes belles paroles
   Tu m’es lié jusqu’à la mort !  
(P.V.)
Le vent des vallées
Le vent des vallées souffle doucement,
Portant les nuées et versant les pluies.
J’ai fait l’effort de partager tes vues,
Point ne fallait contre moi te fâcher !
Quand on ramasse raves ou navets,
On ne se soucie pas des ramées.
Ma vertu jamais ne fut défaillante,
Prés de toi je veux terminer mes jours.  
(R.M.)
Mais dans tous les cas, évidemment, le poème chinois n’a rien des hymnes romantiques « en faveur de la nature ». La circulation de la pensée y est bien plus mobile. Au-delà même du Shijing, dans la littérature chinoise*, la notation de phénomènes naturels se trouvera juxtaposée à l’expression de sentiments humains, en contraste ou similitude, analogie ou rupture, accord ou indifférence, prolongation ou abandon. Il n’y a pas lieu de parler en faveur de la nature ; elle est un « réactif », un révélateur pour l’expression des lois qui fixent ou emportent les humains.
Claude Minière

Shijing, traduction de Pierre Vinclair, le corridor bleu éd. 2019, 42 3p. 24€.
*note de la rédaction : les éditions Pierre Guillaume de Roux viennent de publier Ezra Pound, Anthologie classique définie par Confucius, introduction et traduction de l’anglais par Auxeméry.
**Pour exemple, ce poème de K’iu Yuan (IVème siècle av. J.-C.) :
« Les orchidées d’automne et la livèche
   Poussent en touffes au pied du muret.
Leurs feuilles vertes, leurs tiges blanches
  Lancent vers moi leurs parfums.
Chaque homme, pour sûr, a son grand amour… »
(Anthologie de la poésie chinoise classique, Poésie/Gallimard, 1997).


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