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(Note de lecture) Journal de Belfort, de Béatrice Douvre, par Marc Blanchet

Par Florence Trocmé

Béatrice Douvre  Journal de BelfortOn peut éloigner ce livre pour les mêmes raisons qu’il nous attire. Décédée à vingt-sept ans d’une crise cardiaque, en 1994, Béatrice Douvre était arrivée jusqu’à nous en 2000 par la publication aux éditions Voix d’encre de son Œuvre poétique (préface de Philippe Jaccottet). Les éditions La Coopérative nous proposent de découvrir Journal de Belfort, ouvrage inédit en quatre parties : Belfort, journal, des Poèmes en prose, qui les suivent chronologiquement, comme chaque section, et s’inscrivent dans l’écriture de ce qui les précède, un second journal, Passante du péril, journal d’une anorexique, très différent, enfin Derniers poèmes, l’ensemble se concluant avec la mort de la poète. Quatre parties, quatre formes, quatre écritures aux teneurs variées, et partout la même douleur, les mêmes désirs, la même admiration. Si le journal d’anorexie essaie d’apporter une compréhension plus distante d’un état qui fut continu, et fatal, à Béatrice Douvre, le livre s’avère dans ses mouvements internes d’une composition cohérente, et émouvante. Ces quatre parties témoignent d’un effort incessant pour vivre, survivre, affirmant un rapport au monde qui se nourrit (ce mot paradoxal est choisi à dessein, et sans ironie) d’une vraie ivresse de langage, un langage confondu à l’exacerbation comme à l’épuisement des sens, avec la permanence d’une poésie qui ne s’énonce jamais autrement que par elle-même. Les Derniers poèmes en ce sens viennent autant dire que signer, signifier, la fin de cette existence, montrant au terme d’une prose généreuse le discernement nécessaire pour faire d’une richesse verbale la forme d’un poème, du vers libre la possibilité d’une précision, et du sentiment une manière d’entrer, ou de sortir, d’un espace commun. Les raisons de maintenir à distance ce livre ? Elles appartiennent à quiconque éprouvera un dolorisme à l’œuvre quand il s’agit ici de faire œuvre de sa douleur, non dans l’écriture d’un poème qui serait la transformation maîtrisée du symptôme en création, davantage parce que vivre est un déchirement que certains ne parviennent pas à affronter mais que l’écriture poétique peut limiter dans son ouverture ; cette blessure originelle s’éprouve avec une telle intensité qu’elle fait de leur vie, presque à leur insu, une trajectoire qui fonde toutefois leur exigence intérieure, leur pensée. Le plus troublant c’est que malgré une nature d’écorchée vive la douleur n’est justement pas l’état central chez Béatrice Douvre. Voir en elle la passion qui l’anime permet de l’approcher, en ne considérant plus cette écriture comme un lyrisme obsédé (ce qui n’enlève rien à certaines lourdeurs, redites, maladresses, qui justement n’ont pas trouvé la « forme » du poème pour se dire autrement) mais surtout comme une sincérité bouleversée. Le désir traverse cette écriture, la défait, l’entraîne ou l’absout. La poète ici a un corps sexué, différemment de bien des écrivains. Si Béatrice Douvre parle de sa sexualité, elle confie surtout un abandon, un corps jeté dans l’éreintement du quotidien, les aléas des rencontres, et la douleur d’un amour porté à un homme homosexuel. Béatrice Douvre tente de vivre son désir de l’autre par des étreintes vives, rapides, parmi des nuits d’insomnie, des errances à toute heure, des jouissances avortées, même si l’être aimé est parfois un îlot qu’elle parvient à atteindre. Très clairement marqué par la poésie de Rimbaud (la clef n’est jamais loin de la parade ; il est étonnant de voir combien, sans imitation, dans son rapport à l’expression poétique, Rimbaud et son désir de fixer des vertiges trouve « corps » dans la prose de Béatrice Douvre), le journal Belfort est à la recherche incessante du poème (les récurrences d’un je en quête de visions comme de possessions sont justement les raisons qui éloigneront certains de cette lecture quand d’autres seront fascinés par cette exaltation lyrique, agitée, avide). Cette violence infligée à soi-même par l’anorexie (qui marque la présence du père en un point aveugle, comme souvent pour cet état corporel devenu état existentiel) parvient dans la conscience du poète à sa limite : les Poèmes en prose prennent alors le relais de cette succession d’instants placés sous le sceau d’une exacerbation plus littéraire que sentimentale, pour tenter la clarté dans l’abondance, le répit dans l’ivresse, le discernement dans la dérive. La troisième partie, Passante du péril, journal d’une anorexique, récuse, elle, les formes des deux premières parties. Béatrice Douvre tente de se soigner, de se comprendre, lors d’un internement en hôpital. Très vite, à nouveau, quelque chose déborde ; l’analyse ne trouve pas ses mots ; les situations décrites font dériver la réclusion médicale vers d’autres corps, d’autres visages. Ces trois parties font de ce livre, jusqu’à sa dernière section, une forme troublante de documentation de soi : Béatrice Douvre ne cherche pas à raconter sa vie dans le Journal de Belfort, ou plutôt sa vie se déroule dans un quotidien que ne borne pas la compréhension de soi ; cette existence s’est engagée dans les vertiges d’un désir dont l’écriture doit répondre sans défaillir, tout près d’un équilibre, qui hélas ne viendra pas. Néanmoins, la force de cette écriture poétique ne se soumet pas à une impossibilité. Il y a dans ce journal, dans cette vie, une réponse : le poème en soi, enfin rencontré dans les Derniers poèmes. Ils procèdent comme une lecture à rebours des états précédents, accueillent ce corps en cavale à l’apaisement sans cesse différée, retardée, et s’avèrent pareils à de la clairvoyance après l’inconfort, où le sentiment d’une vie toujours relancée comme un coup de dés accueille une vérité qui la rend entière. L’écriture se fait entendre dans une verticalité qu’il était impossible de connaître auparavant ; la « splendeur étonne » comme l’énonce le tout dernier vers. Dans ces journaux, ces poèmes en prose, jusqu’à ces poèmes marqués du sceau d’une atemporalité atteinte comme vécue, des dates s’inscrivent presque continûment. Ce Journal de Belfort n’est pas une course vers la chute. Il s’agit plutôt du récit évident, plus conscient qu’il n’y paraît, d’une vie qui sait son temps compté, comme si Béatrice Douvre devinait dans cette traversée où toute violence côtoie l’admiration que ce livre serait la forme idéale pour s’adresser à nous au-delà du temps.
Marc Blanchet

Béatrice Douvre, Journal de Belfort, La Coopérative, 184 p., 20 €
Extraits
Journal de Belfort ; I. Belfort, p.59
Paris, le 4 avril 1994.
   Paroles données sans souvenir, bague de champagne, fiancé d’un soir, je vous veux éphémères, la fête est incrédule, ma foi partage votre mort avec pour visages des masques de splendeur. Je suis l’ignorée, l’incomprise, la ténébreuse, je marche déchirée parmi les pas obscurs. Il est nuit où les nuages s’enténèbrent, où la lueur luit, d’un corps, pour rien. Il est nuit et je regarde les lointains avec dans la maison du sable rouge, poussière de sang que draine le ventre des barques.
Journal de Belfort ; II. Poèmes en prose, 9. p. 117
9.
   Nuit apatride, le sommeil mort tel un troupeau sans sel, et moi, rédimée par l’astre mûr, préférée par la bruyance des bistrots de musique.
   Jadis, j’avais le front soucieux de désir, de déraison. Ma passion tacite étreignait les jardins de grilles. Les brumes dépeçaient le ciel. La nuit avait mes regards, mes pleurs de sable, mes nuages ennemis. Maintenant m’est obscur, je luis d’huile froide.
   Je réserve mon rire aux enfants dévoilés, aux mères aux genoux maigres dans le clair de lune, à celle qui m’accompagne nue.
Journal de Belfort ; III. Passante du péril, journal d’une anorexique, p. 153
   Bizarrement, je me sens dégagée de ces tensions, ici, dans cette petite chambre devenue sombre. Je caresse les murs froids et commence une marche interminable entre la fenêtre et la porte, trois mètres à peine, sans compter le meuble qui me gêne. Mais la nuit s’épaissit, il est très tard, je cède et me couche, la station allongée redouble mes pleures et mon angoisse.
Journal de Belfort ; IV ; Derniers poèmes, p. 175
9.
La campagne est mouillée de servage
La voix nuptiale empruntée aux pierres
Heure boisée qu’excède l’amour
Tu innocentes ta trouvaille d’enfant
Tu gis sur le chemin détrempé
Et de pleurs tu défailles
Maintenant brille d’obscures larmes
Tu acceptes la peur immaculée de vivre
   12 juillet 1994.


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