Tel de nos derniers bardes aujourd'hui nous parle, en douze chapitres, des rapports de la nature du vers à la physique quantique, et de ceux de l'entropie de l'univers à celle de notre langue en son fatal destin, qu'anticipa, à haute époque, l'émergence d'un dodécasyllabe où le " françois " en devenir programmait, nous montre-t-on, une montée en perfection nécessairement appelée à désagrégation, avec celle dudit mètre, aux alentours de 1854.
Le poète Jacques Réda n'ignore rien de la cosmologie contemporaine à l'usage des gens cultivés, non plus que des avatars du chat de Schrödinger, ie. de l'indécidabilité quantique de l'être et du non-être en certaines expériences de pensée, qui se condensent pour lui en celle, ultra-sensible, du vers français, destiné depuis ses origines obscures selon grec et latin, à dire " le sens de tout dissimulé dans l'évidence énigmatique du rythme " (p. 119). Cela quoique (ou parce qu') acculés furent d'anciens poètes soucieux d'illustrer leur langue, à longtemps rechercher les pieds et mètres nettement accentués des langues antiques dans la monotone mécanique syllabique (longtemps déniée) de la seule langue peu accentuée de l'Europe, où césure épique et alternance des rimes attestent que longtemps demeura l'indécision sur la valeur du 'e' dit " muet ", autant que sur la possibilité d'une scansion selon brèves et longues jamais renoncée par de très grands, depuis certains proches de la Pléiade, jusqu'à Saint-John Perse et Senghor, sans oublier la fascination claudélienne pour l'ïambe, ni la clef du " nombre " et de la " quantité " chez nos grands prosateurs d'Ancien Régime.
J. Réda nous rappelle tout cela et bien d'autres choses encore de ce qu'on peut appeler un patrimoine en déshérence, et qu'il s'emploie à réactiver. Linguiste autant qu'artiste par pratique invétérée du vers et de la prose (qu'il n'a garde d'opposer, leur proximité prosodique en français étant l'une de ses thèses), il croit fermement que " la langue " élit, choisit, distingue, mémorise ceux qui l'accompagnent rythmiquement dans sa trajectoire temporelle, leurs vers étant considéré comme " élément(s) de base d'un seul poème dont l'auteur est la langue française " (p. 90) ; cela jusqu'à un point d'équilibre quasi homéostatique (XVII-XVIII e siècles), au terme duquel le roi alexandrin se désagrège insidieusement à son insu, après quoi s'ouvre, une fois franchi le promontoire Hugo, une crise généralisée du vers régulier anticipée de longtemps dans l'histoire des mètres, de leurs coupes, de leurs accents et de leurs dispositifs de rimes tels que pratiqués, réformés, refondés, etc. par les meilleurs, car " la langue " les avait choisis pour énoncer " en avant " sa catastrophe programmée. Et en effet, les dernières pages de l'essai ne font pas mystère d'un effondrement ultime en cours, spécialement sous l'impact d'une langue dite " robotique " dont l'infection s'avérerait irrémédiable à terme n'était, peut-être, l'antidote utopique d'un mixage créatif de plusieurs langues vives qu'intégrerait, s'y révolutionnant, le français polyglotte de demain dont nul aujourd'hui ne peut savoir grand-chose.
Mais revenons au vers selon son Histoire naturelle, un intitulé qui ne cite en creux l'immense Histoire du vers français de Georges Lote (a) que pour en annoncer une relecture pour ainsi dire organique, où l'écoute et la pratique vivantes d'un grand poète contemporain reconfigurent ou bousculent à leur mode un savoir-savant avec lequel il rivalise d'ailleurs d'érudition en ce qui concerne les siècles anciens et la métrique latine. Cela sans préjudice de ce que blues et swing offrent aujourd'hui, mais aussi pour naguère, d'efficience à saisir - depuis ce qu'il en écrivit dans Celle qui vient à pas légers (b) -, de la 'pneumatique' du poème : le ressort du 'grand muet' suppléant au défaut d'accent de la langue, mais aussi ceux de la diérèse, de l'ouverture et de la fermeture des voyelles, du jeu des allitérations et des assonances, etc., qui règlent - plutôt aléatoirement au fil des époques et des modes de diction il est vrai - la rythmique des œuvres qui nous parlent au cœur et des " beaux vers " (c'est son mot) si mystérieux qui s'y révèlent parfois.
L'empan temporel de l'ouvrage court jusqu'à Du Bouchet, selon un fil rouge à quadruple tors : une méditation sur la naissance, le développement, l'épanouissement puis la désagrégation jusqu'à aujourd'hui de la langue française ; une intuition radicale sur ce que cette langue a dicté au vers français de ses grands mètres - particulièrement l'octosyllabe, le décasyllabe et l'alexandrin -, comme anticipation inspirée de leur dissolution programmée (à l'époque de l'invention du " vers libre ") préfiguratrice de la sienne au XXI e siècle ; une intuition corollaire sur le " génie " de ladite en tant qu'elle élit " ses " poètes pour énoncer/prédire son devenir en acte et en procès (congé in absentia étant donné à toute approche historico-sociologique de la formation du " canon " et a fortiori au " jugement de la postérité ") ; et plus globalement, une identification de ce devenir à ce que les sciences contemporaines nous proposent du double processus à l'œuvre dans ce que nous savons/ignorons de l'univers : entropie et conservation de l'énergie. - Soit l'inéluctable, auquel répond un travail vers l' " autre langue " entrevue, espérée, tentée au défaut de celle qui se défait dans les mains d'un Rimbaud, et dont attesteraient créativement, entre très peu d'autres au XX e siècle, les entreprises (in)traductrices d'Armand Robin ou d'Armen Lubin.
Confronté à cette rafale de thèses tranchantes, d'aperçus cavaliers et d'analyses méticuleuses fruits d'une vie d'écrivain intégralement consacrée à la poésie et au jazz, le lecteur ordinaire qu'on se trouve être suspend son jugement quant aux raisons avancées (parfois trouvées discutables), pour s'en tenir à l'essentiel nourrissant : ce qu'enseigne ici la science d'un maître de la rythmique du vers français envisagé depuis ses origines médiévales jusqu'à Toulet, Audiberti, Dadelsen, en passant par La Fontaine, Racine, Voltaire, Rimbaud, Mallarmé, Claudel, Valéry, Cendrars, etc., compte-tenu, toujours, de ce qu'apporte ici l'écoute cultivée des seigneurs du swing. Les analyses proposées sont souvent fort éclairantes (elles témoignent d'une longue pratique mémorielle des œuvres), parfois révélatrices (Thomas de Kent et le Roman d'Alexandre, Toulet, Follain, Dadelsen...), parfois déconcertantes (Delille, Larbaud/Barnabooth, Cocteau...). On est un peu déçu toutefois, pour le XIX e siècle, que les impacts formels de Baudelaire et de Verlaine (celui-ci si musical, si adroitement novateur, et avec qui Rimbaud partage un peu plus que rien en ce qui concerne la dérégulation du vers) soient ici quasiment négligés (mais on peut toujours s'instruire à ce propos dans les travaux de Benoît de Cornulier) (c). Quant au XX e siècle, on attendait plus précis à propos de l'art d'Apollinaire ; mais demeure au lecteur le plaisir de découvrir, au fil des derniers chapitres, ce qui est suggéré de l'impact très ramifié de Pierre Reverdy.
Voilà en tout cas un essai vigoureux qu'on a plaisir à lire pour sa vivacité et pour ce qu'il ramène, aujourd'hui, sur le fond, de la question cruciale du rythme en poésie : ce rythme, nous dit l'auteur, " qui balance l'univers " (p. 23). On osera néanmoins une réserve sur l'analyse de la situation présente : si quelque jour " nous disparaîtrons, nous et nos choses " selon le mot de l' Épître aux Pisons, et si la planète aujourd'hui nous signale nettement l'urgence d'avoir à en retarder l'imminence, cela n'implique pas fatalement que, parallèlement, langue et vers d'aujourd'hui doivent se préparer à la catastrophe entropique que le second aurait annoncée dès longtemps ; les dérèglements rimbaldiens, ducassiens, mallarméens et leurs considérables ciels de traîne peuvent aussi se comprendre comme déchaînement d'énergie dont la charge est désormais notre propre. C'est pourquoi, l'œuvre poétique de Denis Roche par exemple, pour définitivement rompue qu'il l'ait voulue, devrait être pratiquée comme un accumulateur aussi exhaustif qu'énergumène des possibilités inouïes du vers ancien, régulier ou non, plutôt que comme un terminus de l'impossible : est-il faux de trouver que des écrivains comme Pierre Lartigue et Jacques Roubaud ont poursuivi, avec d'autres, le travail de ce côté ? Quant au ci-devant " Volapück du Robot " (p. 202), et au traitement binaire (des textes, de la langue, du savoir) qu'il engage, la meilleure façon de lui résister n'est-elle pas d'en faire rythme de vers par détournement médité, comme par exemple l'invention et la pratique du vers justifié chez des écrivains tels que Lucien Suel, Ivan Ch'Vavar ou Claude Favre ?
(a) En 9 tomes (du Moyen Age au XVIII e), disponible en 'openedition' sur le site des Presses universitaires de Provence, https://books.openedition.org/pup/1788?lang=fr
(b) " Le français est rythmique. On voudrait percevoir objectivement ce rythme, non s'inféoder pour des prunes à de prétendus tempos " intérieurs " [...]. [La poésie écrite] continuera de péricliter et de se morfondre si elle ne ressaisit pas, grâce à une mesure à chaque fois inimitable et objective, le rythme ou encore mieux le swing qui la distingue de la prose qu'elle est aussi quand la prose mérite son nom. " " Poésie parlote " [1972], in Celle qui vient à pas légers, Fata Morgana, 1985, p. 57.
(c) Voir en particulier Théorie du vers. Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Paris, Éditions du Seuil, 1982. On peut aussi consulter son site : https://www.normalesup.org/~bdecornulier/
Jean-Nicolas Clamanges
Jacques Réda, Quel avenir pour la cavalerie ? Une histoire naturelle du vers français. Buchet-Chastel, 2019, 213 p. 20 €.
Sur le site de l'éditeur
Extrait (p. 61)
À propos de l'étymologie du mot " vers ", j'ai déjà mentionné la principale qui tient à la nature de son mouvement orienté " vers " deux sens : le sens signifiant de la langue qu'il utilise et son pur sens spatial et temporel de " direction ". Or l'espace est isotrope, si le temps va dans le sens de celui qu'on appelle sa " flèche ", qui n'a d'autre but, peut-être, qu'aller. À l'image du principe du rythme, ces deux sens peuvent se contrarier dans le vers, et peut-être n'y a-t-il " poésie " que lorsqu'un vers réussit à les accorder. C'est alors un de ces " beaux vers " qui nous paraissent un peu inexplicables, indéchiffrables, et qui s'ouvrent en effet, par-delà leur signification discursive ou logique, sur le sens du rythme en tant que retour permanent à soi malgré le balancement qui l'en éloigne. D'où la " douleur " que Nietzche y a décelée, mais qui peut se transformer en euphorie lorsqu'à la manière du " swing " il rend la danse irrésistible. Dans l'ordre du langage, le " beau " vers parvient à saisir la simultanéité de ces deux mouvements contradictoires. Sans s'annuler, ils s'équilibrent alors et, semble-t-il à l'infini qui se dérobe au dicible, mais dont un écho se répercute dans le mouvement de la danse ou du vers.
La rime marque ainsi le moment où le vers, ayant touché ce point d'équilibre, retourne au balancement.