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(Note de lecture) Si décousu, de Ludovic Degroote, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

Ludovic Degroote  si décousuSi décousu serait un livre-miroir que l’on promènerait le long d’un chemin, celui d’un fragment de vie qui s’étendrait sur une trentaine d’années. Un miroir qui réfléchirait les paysages certes, mais aussi le corps et l’esprit — l’âme unifiée, vibrante et consciente, de celui qui tient cet objet réfléchissant. Ce miroir éclairerait des œuvres picturales auxquelles le lecteur n’a pas accès, il saisirait des souvenirs et des images, des sensations et des expériences que la mémoire n’aurait pas tout à fait perdus. Or ce miroir est devenu un livre de papier réunissant différents textes parus en revues ou en plaquettes, qui ont accompagné pour certains des œuvres de Gérard Duchêne, Odile Fix, Anne-Laure Héritier-Blanc, Marc Brunier-Mestas, Thierry le Saëc, Bernard Pagès, Christiane Sintès, Magali Latil, Mireille Désidéri, Stéphanie Ferrat, Thémis S/V et Marc Pessin. Certains poèmes sont inédits. Tous les textes ont été écrits entre 1987 et 2017, mais ce n’est justement pas une disposition chronologique qui préside à l’architecture de l’ensemble.
Deux gestes concomitants unifient cette trajectoire dans le temps et l’espace : il s’agit toujours de réunir et d’accueillir ce qui ce qui se disperse dans l’intermittence. Écrire, ce serait tenter de conjoindre les apparitions disjointes, sans que ces deux mouvements ne puissent jamais exactement coïncider. Le discontinu tient au continu, de même que le continu ne peut s’apprivoiser sans la discontinuité. Ni le monde, ni l’homme, ni l’objet, ni la matière ne sont des réalités acquises au visible et à la conscience. D’emblée l’être et le vivant se révèlent en se cachant, existent en disparaissant — existent, peut-être, parce qu’ils disparaissent. Certes, il y a des réalités qui semblent plus massives, plus solides, plus impressionnantes. Pourtant elles sont elles aussi soumises au temps et à l’usure. Rien n’échappe à la fracture et à l’éparpillement. Et c’est cette conscience aigüe de la décomposition qui œuvre à la composition du livre.
Si décousus sont le monde, la chair, la mémoire, les objets, les crânes et les os, le corps et la tête, les vivants et les morts. Ces derniers on les avale et on les crache, ils nous pénètrent par la bouche et s’enterrent à même nos corps survivants. On pense, parfois, à ces poèmes par lesquels Bernard Noël fait déchanter la langue. Si décousus sont le langage, les mots, les signes, la forme. Le livre, cousu, dans sa version classique en tout cas, constitue l’un des rares lieux susceptible de ramasser ces morceaux et ces découpes, ces fragments et ces débris. Il assemble, réunit, sauve, récupère, recueille, prend en charge, ramasse ; glane, aurait dit Agnès Varda. En l’ouvrant, on n’accède pas tant à un monde qu’à un regard, une écoute, une attention de tous les sens par lesquels des moments et des perspectives de la réalité sont restitués avec une justesse expressive qui, parfois, fait froid dans le dos : « il faudrait séparer la mer de mon regard séparer mon regard/de ma tête et ma tête du monde ». Ni commentaire ni bavardage. L’interprétation et la digression, la synthèse et l’analyse n’ont pas leur place ici. Les mots ne crient ni ne s’agitent, mais avancent, imperturbables, et fendent le néant, témoignant d’une peur, d’un dégoût et d’une culpabilité inconsolables. La syntaxe, économe, se refuse à tout bouleversement. Aucune mise en scène, mais la restitution d’une flèche temporelle très fréquemment déviante : « nous serons précédés/de notre disparition », « une enfance morte », « j’étais né avant moi/dans une mémoire qui ne m’attendait pas/je me suis construit par effacement ». Cette sobriété et ce dépouillement cliniques, ce refus des effets et des pauses ne rendent que plus nécessaire la parole qui jamais ne cède sur son devoir (plus que désir) d’écrire. Et cette parole trouve sa couture dans les blancs qui la précèdent et la suivent. D’une certaine manière, ces derniers la protègent, l’entourant d’un silence ou d’un vide dont le lecteur a besoin pour entrer progressivement dans cette suite d’intensités. Le si du titre, on peut l’entendre comme un oui, une insistance — peut-être, aussi, l’hypothèse selon laquelle la séparation et le décalage sont la manifestation d’une brisure qui n’est pas tant fatale que fractale. Écrire, c’est durer encore un peu, c’est faire durer le peu qui nous constitue malgré nous, toujours en devant, ou en arrière, ou à côté de nous. On colle à la disparition, et cette couture-ci nous lie et nous délie, un peu comme une frontière sépare deux entités tout en les couplant.
Dans ce décousu, néanmoins, on peut repérer des ensembles formels qui mettent en place une série de séquences impressives. Les premiers poèmes se présentent autour de strophes compactes. Peu à peu, du blanc, des blancs, ajourent les vers, les isolent. Dans la dernière partie du recueil, la prose revient, insiste, le noir gagne sur le blanc, le paragraphe peut aller jusqu’à (se) faire bloc. On ne saura jamais ce qu’est un mot, on s’accroche alors à la structure phrase. On ne saura pas plus ce que déploie un blanc : du vide, une non-couleur, de l’air, une respiration, l’envers d’un signe, un non-dit, une disparition ? « dès que je vis/se dessine un trajet » : écrire des trajets, c’est traverser un paysage qui devient corps de mots, c’est dessiner une vie qui défait le silence autrement que par le bruit, c’est coudre l’hypothèse (Si…) indicible à la parole, inventer des lambeaux de phrases qui contiennent la violence. Même désarticulé, on doit tenir, on tient, on tiendra.
Anne Malaprade

Ludovic Degroote, Si décousu, Unes, 2019, 134 p., 21€
Lire des extraits de ce livre publiés dans l’anthologie permanente de Poezibao.


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