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(Note de lecture) Sonnets, de Bramante, par Christian Travaux

Par Florence Trocmé



Bramante  sonnetsBramante, poète ? On connaît, sans doute, mieux Bramante pour son œuvre architecturale : le tempietto de San Piero Montorio à Rome, ou, à Milan, Santa Maria presso San Satiro, ou l’église jouxtant le cloître de Santa Maria delle Grazie, là où Vinci peignit la Cène. On le sait, peut-être, aussi peintre par son Christ à la Colonne du musée de la Brera. Mais poète ? L’œuvre est négligeable, semble-t-il, tant elle est mince : 25 sonnets écrits. À peine un livre. Quelque chose comme une distraction de dilettante, un doux loisir, quand Michel-Ange, parmi d’autres, écrira, lui, un vrai volume de vers, quelques années plus tard, des Rime en nombre.
Pourtant, Bramante – dit Vasari – « aimait la poésie et se plaisait souvent à écouter ou réciter quelque improvisation sur la lyre ». Et Vasari d’ajouter : « il composait même des sonnets qui n’avaient peut-être pas l’élégance raffinée d’aujourd’hui, mais ne manquaient pas de sérieux, ni de correction » (1). C’est dire si l’œuvre poétique de Bramante était connue autant que son œuvre picturale ou son œuvre architecturale. Il est vrai qu’il y est vivant, humain, profondément humain. Et qu’à le lire, on entrevoit ce que fut sa vie quotidienne, les gens qu’il croise, les choses qu’il fait, qu’il demande, tout un monde mort, qui a disparu aujourd’hui et dont on ne perçoit que l’écho.
Peu de textes. Un Canzoniere en miniature, sur 15 sonnets (du sonnet II au sonnet XVI). La reprise d’une tradition pétrarquiste. La répétition de figures, de thèmes obligés, d’images attendues, répandues depuis Pétrarque jusqu’au Tasse, et même jusqu’à Parini. Toute une codification de l’amour. Tout un langage ressassé, répété, et parfois usé. Pourtant, Bramante le renouvelle. Il en joue. Ou il en sur-joue. Il en reprend toutes les manies, les tournures, les formes convenues. Et, dans une langue chantournée, aux phrases longues, souvent complexes, il fait entendre un mal d’amour authentique, une peur de vivre, qui lui est vraiment personnelle.
Là, cependant, où il est le plus original, le plus inventif, c’est dans les sonnets caudati, des sursonnets qui s’allongent d’une strophe ou deux, qui se prolongent d’une cauda, et qui disent le quotidien d’un artiste du 15ème siècle. Ainsi évoque-t-il, par exemple, son voyage jusqu’à Milan (sonnet I), et ses embuches, et ses frayeurs, ou se plaint-il, plusieurs fois, de ses haut-de-chausses troués, si troués qu’ils sont un tamis, pour lui, ou des poires à clystères (sonnet XXII). Des figues mûres. Les créneaux d’un mur. Ou les fenêtres, les baies d’un Dôme, rappelant, avec facétie, là, seulement, qu’il est architecte (sonnet XVIII).
Dans ses textes les plus satiriques, Bramante se révèle bonhomme, bon vivant, joyeux drille, drôle. Il fait voir les pitreries dont il est capable, même envers ce proche de Ludovic le More et de sa femme Béatrice d’Este, Gaspare Visconti. Il laisse passer un peu d’air de cette cour princière de Milan, des Sforza et des Visconti, dont il ne nous reste que des murs. Michel-Ange, dans ses poèmes, est toujours sérieux, toujours grave. S’il évoque son métier de peintre, peignant la Sixtine, c’est pour dire la difficulté de sa tâche, la charge qui pèse (2). Mais Bramante s’en amuse, plutôt. Il compose sur un coin de table (sonnet XXIII). Il écrit en hâte, semble-t-il, sans se soucier de faire une œuvre. Et l’on ne peut que regretter que le temps ait perdu bon nombre de ces poèmes humoristiques. Y demeure, comme en équilibre précaire, un écho de son temps, quelque chose de la vie fragile, que nous menons tous malgré nous, et qui, aussitôt, disparaît.
Mais ce mince volume est aussi une école de traduction. Christophe Mileschi a fait choix, pour cette toute première traduction en français, de vers réguliers. Il s’est efforcé – écrit-il – « d’inventer dans la langue d’arrivée (…) des procédés analogues à ceux de la langue de départ » (p 7), traduisant toujours vers pour vers, rime pour rime, respectant la langue, toscan mêlé de lombardismes, et la syntaxe parfois complexe de Bramante, ses inversions. Quant au mètre, c’est d’abord par goût qu’il a choisi l’alexandrin – avoue-t-il – pour restituer l’hendécasyllabe italien. Mais il s’est aussi essayé à rendre le même poème en vers courts, en octosyllabes, ou encore en décasyllabes. Il a voulu ne pas choisir une version définitive, parmi toutes ces versions possibles. Et il livre souvent deux versions d’un même texte, et parfois trois. La comparaison est frappante, éclairante, et formatrice. Car lire deux fois le même texte, en vers longs, puis en vers plus courts, avec une même recherche de rimes, d’inversions, de vocabulaire, c’est bien lire, d’un traducteur, les choix et les hésitations, les recherches, les tâtonnements. C’est découvrir son atelier, sa table de travail, sa cuisine. Et comprendre, de l’intérieur, le passage d’une langue à l’autre, d’une terre à l’autre.
Le traducteur est syntaxier, polyglotte, testeur de lyres. Il est, vis-à-vis de la langue d’arrivée, dans la même écoute que le poète qu’il traduit devant sa langue d’origine. Et il guette, il tâte, il ausculte. Il entend l’effort d’une langue à se dire et à s’exprimer. Et il en restitue l’écho, et le souffle, jusqu’au babil. Retranscrire en vers plus courts a imposé, au traducteur, de serrer la phrase, de jouer d’une économie des pronoms, d’une langue plus dense. Et de faire chanter la langue d’arrivée différemment. Il a ainsi rendu un corps à un des artistes importants de cette Renaissance italienne dont nous sommes les héritiers, et fait que nous parvienne encore quelque chose d’un temps passé, éloigné, dont les pas se sont effacés.
Les voix perdues.  
Christian Travaux
Bramante, Sonnets, édition bilingue de Christophe Mileschi, éditions Rue d’Ulm, coll. « Versions françaises », 2019, 96 p, 11 euros.

Extrait :

XVIII
Mes haut-de-chausses (qui furent vôtres jadis,
avant qu’à Pavie nous nous fussions salués),
enserreront sous peu en un méchant filet
celui qui ne prévient leur futur préjudice.
Imaginez un peu une figue bien mûre,
et vous aurez notion de leur forme actuelle ;
et les œillets où passe le cordon rappellent
les créneaux tout rongés à la cime d’un mur.
A celui qui voudrait décrire les talons,
les accrocs et pertuis et culotte et genoux,
il lui faudrait noircir de mots une région.
Les coutures ne sont plus que grouillis de poux,
on croirait un habit porté par des Teutons,
ou bien le Dôme avec fenêtres baies et trous.
Dois-je donner des précisions ?
Il a plus d’orifices qu’un tamis n’en a,
et pis encor ma bourse est vide, elle est à plat.
Je sais que tu entends cela,
ce que je voudrais dire est je pense assez clair.
Quand même je le dis : j’en veux une autre paire.
(1) Giorgio Vasari : Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, traduction et édition commentée sous la direction d’André Chastel, coll. « Arts », Berger-Levrault éditeur, 1983, volume 5, p 107.
(2) Michel-Ange : Poésies, présentation, notes et traduction de Michel Orcel, Imprimerie Nationale, 1993, le sonnet qui évoque son travail pour la Sixtine est le sonnet II, un sonnet caudato.


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