Les films de super-héros… leurs costumes en kevlar, leurs métaphores enfantines, leur noirceur temporaire. Tim Burton. Sam Raimi. Les autres. Une complète bande de ringards. Après un très honorable échauffement nommé Batman begins, Christopher Nolan met le feu à Gotham, à la pellicule et à notre système nerveux. The dark knight est un film intense, plein, acide et rond en bouche, une œuvre belle à pleurer, ambitieuse mais pas poseuse. Premier exploit de ce touche-à-tout de brio (que quelqu’un ose dire du mal de Memento ou du Prestige) : ne pas céder à l’obsession habituelle (routinière) des metteurs en scène pour des univers surstylisés, avec décors noir charbon et cadres froids et implacables. Dès son ouverture (un hold-up, intérieur jour, filmé comme un polar, longue séquence ne payant pourtant pas de mine), il annonce la couleur : The dark knight sera un film noir, mais dans le sens le plus noble du terme, celui qu’affectionnent des auteurs comme James Ellroy.
Ainsi, la première heure fait quasiment de Batman et Bruce Wayne des personnages secondaires, des justiciers un peu niais mais dont l’autorité ne suffit pas (ou n’a jamais suffi). Au centre du film, deux êtres-clés. D’abord Harvey Dent, premier moteur du film, procureur borné et redoutable qui ne craint ni la politique-spectacle, ni les corps à corps. Ceux à qui l’univers batmanien n’est pas tout à fait étranger savent parfaitement de quoi est fait le destin de Dent. Ils n’ont pas idée de la puissance de son développement. Ensuite, le Joker, bête de somme et monstre de foire, se définissant lui-même comme un agent du chaos. Idée géniale, et pas des moindres : faire de ce bad guy un peu guignol une sorte d’empereur de l’anarchie, uniquement obsédé par la destruction et l’implosion du monde. Son jusqu’auboutisme a de quoi soulever les cœurs, révolter, donner la nausée. Nolan réinvente un personnage dont on croyait avoir fait le tour chez Burton ; avec tout le respect qui est dû au grand Jack Nicholson, Heath Ledger s’impose comme le seul et unique Joker, moins dans le grand-guignol que dans le malaise permanent. Il faut se rendre à l’évidence : ce type était déjà mort au moment de jouer dans The dark knight. Aucun vivant ne pouvait s’acquitter d’une telle prestation.
Dans ce film fleuve très touffu (trop, diront certains), Nolan orchestre avec sérénité une montée en puissance vers l’apocalypse, décrivant le duel Joker / Batman d’une façon stupéfiante. La plupart du temps, cet affrontement s’effectue à distance, avec très peu de scènes d’action ou de face à face véritable. Ce n’était pas utile : en une séquence d’interrogatoire, tout est dit. Et le ciel nous tombe sur la tête : Wayne a peur du Joker. Remballez vos illusions, vos rêves d’enfant, votre foi en l’existence d’un sauveur unique et invincible, capable de tous nous guider vers un monde moins pourri. Le côté obscur l’emportera, tôt ou tard. Et ça fait froid dans le dos. En attendant, on assiste, impuissant, à une spirale d’évènements tragiques, où sont également impliqués Rachel Dawes, au centre d’un triangle amoureux possiblement fatal (Maggie Gyllenhaal, qui remplace plus qu’avantageusement Katie Holmes), et le commissaire Gordon (stupéfiant Gary Oldman, plus important qu’il n’en a l’air). The dark knight, c’est du Ellroy, mais c’est également du Corneille, du Racine, du Rostand version hardcore. L’enchaînement dramatique du film montre que Nolan ne s’interdit rien, sauf de sombrer dans le tout-commerce et dans le sensationnel gratuit. La stratégie marketing n’a pas sa place ici : un troisième volet est toujours envisageable, et même souhaitable, mais le réalisateur et son frère et coscénariste se sont compliqué la tâche et ont fermé toutes les portes menant à une suite facile et prévisible. Leur culot est sans limite, mais n’éclipse jamais la beauté primale du film.
Car The dark knight est d’abord un film de toute beauté. Aux scènes d’action, Nolan préfère les explosions, ce qui esthétiquement parlant est un pur régal. Cela ne l’empêche pas de nous offrir quelques morceaux de bravoure assez tonitruants, dans lesquels il fait preuve d’une aisance qui tranche avec la pesanteur des numéros d’action qui ponctuaient Batman begins. C’est aussi un film sur la beauté de l’acte politique, qu’il soit démocratique et noble, ou anarchique et dégueulasse. L’action du Joker est haïssable mais magnifique ; on est loin du nihilisme de bas-étage des super vilains habituels, dont on s’est souvent fait une montagne un peu précipitamment. Indirectement, le Joker est à l’origine d’une réflexion en plusieurs actes sur l’amour, sa concrétisation et son évaporation. Stupéfiant. On est rarement sorti d’un film aussi envoûté, déchiré, dégoûté mais avide d’en reprendre plein la face pendant encore cent quarante-sept minutes.
Il serait bien trop simple de résumer The dark knight en affirmant sommairement que, comme dans la plupart des grandes sagas, le numéro 2 est toujours le meilleur. Ce serait oublier que ce film-là n’a guère besoin du précédent pour exister, qu’il s’agit d’abord une œuvre extraordinaire en tant que telle, et qu’il est permis de croire à un incroyable miracle voulant que le suivant soit encore mille fois meilleur. Au vu de la ténébreuse conclusion de celui-ci, si Chris Nolan a un peu de suite dans les idées (et il en a), ce troisième film a de quoi dynamiter le septième art et nos rétines. À une réserve près : ce sera un film sans Heath Ledger. Ce challenge est donc irréalisable. Et donc trop tentant. Les années à venir vont être diablement longues.
9/10