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(Feuilleton) Enquêtes, par Siegfried Plümper-Hüttenbrink, #6, Poésie

Par Florence Trocmé


Enquêtes #6
Des ruses et travers de la poésie.

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Sph
Dans son livre Les impostures de la poésie, Roger Caillois dénonce en médecin légiste les égarements auxquels elle est susceptible de vous mener dès qu’on tient ses dires pour des oracles. Une addiction incurable aux images peut s’ensuivre et dont les surréalistes firent à ses yeux les frais. Sans vouloir à mon tour lui intenter un procès, il me faut avouer que la poésie a toujours eu le don de me mettre dans l’embarras. Comme si j’avais à prendre sa défense pour l’innocenter d’on ne sait quelle infraction contrevenant aux lois langagières. Au cours de mon adolescence, la lire relevait d’une initiation et l’écrire d’un sacerdoce. Par son entremise quelque chose avait à s’expier ou à s’exhausser sous la forme d’un aveu qu’on ne profère qu’en dernière instance, à huis-clos et sous le sceau de l’anonymat. Aujourd’hui ses artifices, ses cryptages et ses ruses ont de quoi me laisser perplexe. À plus forte raison lorsque des relents de spiritualité la plombent et lui confèrent un ‘supplément d’âme’ dont il faudrait faire à tout jamais son deuil. Sans vouloir renier ici sa cause, ni la discréditer, je tiens seulement à l’interroger sur l’embarras qu’elle m’inspire dès qu’elle recourt à la magie des images. Et quitte à être pris pour un mécréant, voire un hérétique, et qui n’entend rien à la poésie. Encore que je ne sois pas loin de partager ses prédispositions à la voyance et à une forme de déviance langagière. Et si l’écrire ne relève plus d’un sacerdoce, la lire reste une initiation à un ‘exercice de lecture’ qu’elle seule est en mesure de déclencher. Un exercice au cours duquel l’oreille scrute et l’œil écoute, en prenant  appui sur la moindre syllabe, et en prenant soin de souligner d’un doigt ce qu’on lit. 
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En 1972, où paraît son livre Le Mécrit, Denis Roche dut proférer à l’endroit de la poésie un coup d’arrêt dont on ne sait au juste s’il fut une héroïque canonnade d’avant-garde ou une pitoyable fanfaronnade pour saluer son Altesse la Poésie et la passer à tout jamais à la trappe. En législateur telquellien des Lettres, il décréta que ‘la poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas’. Il va sans dire qu’une telle affirmation, sous forme d’épitaphe tombale, a de quoi laisser songeur, d’autant qu’on peut la lire à l’instar d’un palindrome en inversant les termes et dire qu’elle n’existe pas, d’ailleurs elle est inadmissible, voire irrecevable. On ne saurait lui accorder un droit à l’existence, vu que son activité est jugée illégitime, voire scandaleuse. Ne s’avère-t-elle pas un facteur de trouble qui jette la confusion dans les esprits et génère des chimères ? Inadmissible, elle l’est d’ores et déjà de n’être jamais d’ici, mais toujours d’ailleurs, comme nous le donne à entendre un anonyme chassé-croisé de voix passantes captées en pleine rue. Voix qu’on dira venues d’ailleurs et que Denis Roche aurait fort bien pu retranscrire sur son Hermès 3000 en vue de les intégrer à titre d’hallucinations auditives dans ses Dépôts de savoir et de technique. En tant que traducteur des Cantos Pisans d’Ezra Pound, il n’était pas sans savoir que la poésie, outre d’être sans domicile fixe et de ne pouvoir se targuer d’une existence légitime, survit toutefois en toutes langues de par le monde depuis que l’être parlant existe. L’historien Vico la supposait même être à l’origine de l’invention des langues, étant en germe jusque dans leurs racines lexicales et vocaliques. Ses modes d’existence sont multiples, nomades, protéiformes. Il suffit de détenir ‘le lieu et la formule’ ou de parler en langues de feu pour qu’elle se manifeste en clair. Mais pour le dynamiteur langagier que fut Denis Roche, elle a beau être douée d’ubiquité, elle ne fait qu’extravaguer en hors-sol, perdant de vue l’ici-maintenant pour l’on ne sait trop quel ailleurs peuplé d’ombres errantes. Ce qu’il omet toutefois de signaler ou feint d’ignorer est l’état d’exception que la poésie instaure d’emblée et qui la rend nomade, apte à voyager en tout sens, voire en hors sens. Face à la réalité du monde qui n’est fait que d’apparences, elle sait ruser et user d’artifices langagiers. Et à l’oreille de Nietzsche elle dut même avouer un jour n’être qu’un ‘mensonge qui dit toujours la vérité’. Quelque mentir vrai et dont la véracité reste fictive.
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Avant que Rimbaud n’aille le claironner à la cantonade, on savait d’ores et déjà en compagnie de Tirésias que la figure ancestrale du poète est investie d’un don de voyance. Il déchiffre et prédit, tout en vous tenant un double langage. Son dire aurait même des relents oraculaires, à plus forte raison lorsqu’il y a anguille sous roche. Aussi a-t-il toute licence d’inventer des énigmes, de forger des trouvailles, d’élire des images. Pourvu que ça fasse image est du reste sa devise. Dante déjà disait tendre vers un ‘parlé visible’, et ce en état de rêve éveillé. Et la voyance est quasiment un impératif catégorique pour l’œil de démiurge avec lequel Victor Hugo déroula cette fresque animée qu’est sa Légende des Siècles, et au cours de laquelle les images deviennent d’autant plus parlantes qu’elles sont les prophéties d’un devin. Mais c’est oublier que l’image n’est qu’une falsification. Elle féérise le dire, l’obnubile tel un sortilège, le réduisant à un simple fantasme. On s’est fait voir, en extra-lucide, avec les Illuminations rimbaldiennes qui peuvent fort bien se lire comme un ramassis d’images d’Épinal. Sans parler des versets sataniques des Fleurs du mal de Baudelaire ou du piètre rimailleur d’opérette que fut Goethe avec son Faust, il semble que maints poètes durent se laisser piéger par ces ‘attracteurs étranges’ que sont les allégories et les métaphores. Toute une imagerie de pacotille, et qui a le don de pervertir la vue courante qu’on a ordinairement de toutes choses en la transmuant en vision. Si Rimbaud en viendra à la transfigurer avec son Bateau ivre, Denis Roche s’échinera à la saccager en la parodiant à outrance, en la ‘mésécrivant’ dès ses premiers textes, avant que Le Mécrit ne la fasse voler en éclats à l’aide de cette artillerie de touches ferraillantes déployée par son Hermès 3000. Une machine dont il dira qu’elle fait un bruit d’enfer et dont le mode d’inscription l’amena à tenter dans la lignée de F. Ponge une sortie hors du ‘manège poétique’, en dénonçant ses manies et manigances. Sortir du langage symbolique des images, et à seule fin d’entrer physiquement en contact avec ce flux d’énergie qu’est une langue dès qu’on la saisit à l’état brut, à partir d’un chassé-croisé de voix passantes ou à l’aide de ces traces écrites que Denis Roche finira par dispatcher citativement dans cet ovni livresque que sont ses Dépôts de savoir et de technique
 
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En 1919, suite à l’expérience de transcription que furent Les champs magnétiques, André Breton notera que tout est une question de langage. Face à son usage normatif, fixé par des règles de conduite, on a tout lieu de riposter en changeant d’échelle langagière, et ne serait-ce que pour acquérir par là même une toute autre vision du monde. Sans vouloir souscrire aux excès de vitesse et de lenteur, ni aux sens interdits dans lesquels dut s’engager l’écriture automatique, l’hypothèse que Breton soulève, si entachée soit-elle de magie, reste valable jusqu’à preuve du contraire. Un autre monde existe, tout comme d’autres modes d’existence, et qu’une langue déviante, voire occulte ou même frauduleuse, serait en mesure de nous livrer. Qu’il soit un ‘arrière-pays’ au sens où l’entendait Yves Bonnefoy ou quelque “plurivers“ tel que le conçoit la physique quantique, ce monde reste toutefois une invention langagière. Il ne peut donner lieu qu’à des simulations, des artefacts, des mises en scène fictives et qui restent invérifiables, à l’instar du Chat de Schrödinger dont on ne saura jamais s’il est vivant chez les morts ou mort chez les vivants. 
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Nietzsche fait état d’un travers incurable et dont l’homo fabulus serait gravement affecté. Plus que d’un travers, sans doute faudrait-il parler d’une manie quasi compulsive et qui l’amène toujours à faire des histoires avec la langue pour assurer sa survie. Inapte à en venir aux faits, à dire élémentairement ce qui est, il en est réduit à fabuler, à mettre des choses sous les mots et tenir un double langage. Fabula ficta est du reste sa devise de vie et qui l’amène que trop souvent à s’égarer dans l’ailleurs, aux confins du monde habité. Et si d’aventure il se sent de surcroît une vocation de poète, il n’hésitera pas à pervertir la langue en vue de l’enjoliver. Quitte à la faire chanter à l’affect ou à la transfigurer en images. Et la poésie de F. Nietzsche ne fait nullement exception. Elle est celle d’un prédicateur, voire d’un mage inspiré et que son Zarathoustra incarnera à merveille en parodiant le langage biblique.
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Face à la surenchère des images, à leur bavardage fantasmatique, comment parvenir à dire sans voir et sans faire d’histoires ? Comment articuler élémentairement des vocables et sans qu’ils se mettent instantanément à faire image ou générer des histoires ? Est-ce ‘en remplaçant l’image par le mot image’ comme semble nous le dire Claude Royet-Journoud ? Est-ce en inventant ‘des images jetables après emploi’ comme le suggère Emmanuel Hocquard ? Ou est-ce, suite à l’on ne sait quel black-out, voir soudain qu’on ne voit plus quoi dire. Comme si chaque chose vue tombait dès lors comme par enchantement hors de son nom de chose en ‘chose sans nom’, défiant l’imagination de qui la voit. Mais la fiction d’une chose dépourvue de nom n’est-elle pas une image de plus et de la pire espèce sous les auspices de la fleur mallarméenne, de l’éternelle ‘absente de tout bouquet’ ? Malgré ses dénis ou ses défis face à l’imago quasi matricielle qui la hante, la poésie serait ainsi vouée par vocation à un incurable verbiage fantasmagorique dont elle a du mal à se passer. Aux yeux de Georges Bataille qui la tenait en haine, elle n’était qu’une sale maladie inoculée à la langue. Il dut lui régler son compte avec son livre L’Archangélique qui égrène une suite de vocables faussement pathétiques et à peine crédibles. Son Altesse la Poésie en sort ridiculisée, dégradée, avilie. De toute évidence à la lecture elle menace ruine, n’est plus que gravats et indices d’un naufrage, débris de vocables jetés à l’abandon, et qui persistent à nous faire obscurément signe.
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On sait qu’à intervalles réguliers la poésie s’est retrouvée au cours de son histoire dans un état de crise langagière qu’elle a dû fomenter elle-même, en cryptant toutes choses sous forme d’images et en interrogeant la scansion syllabique du moindre mot. Platon qui dut la tenir en suspicion, disait qu’elle n’est que faux-semblant et ne fait qu’échauffer les esprits. Quant au poète, il n’est guère crédible et ne saurait légiférer, vu qu’il use frauduleusement de la langue, et pour se retrouver en infraction permanente dans les codes de conduite langagière promulgués au sein de la cité. Aussi dut-il se résoudre à bannir la poésie de l’agora, tout en reconnaissant au poète un statut extra-territorial, d’outsider dans les Annales du Logos, de ce qu’il accède au chant des origines et convertit la vue en vision. Et il est vrai qu’avec Homère, Virgile, Dante, Rimbaud, Mallarmé, Pound, Michaux et tant d’autres, la poésie reste liée à un état visionnaire, pour ne pas dire oraculaire, à plus forte raison lorsqu’on la répudie comme le fit Denis Roche, et dont on sait depuis la publication posthume de son journal Temps profond qu’il fut sujet à des hallucinations tant visuelles qu’auditives. États-limites, d’exaltation extra-sensorielle, pour ne pas dire chamanique, et qu’il localisera en photographe sous l’emprise d’une ‘montée des circonstances’ qui s’accompagne toujours d’une subite montée d’adrénaline faisant que l’œil se met à bander, devient un organe érectile, doué de voyance. ‘Un œil à l’état sauvage’, aurait pu lui dire André Breton. Une sorte de troisième œil, et qui sait d’instinct deviner l’invu et l’insu, sonder la face cachée de la lune ou entrevoir l’envers de toutes choses.

©Siegfried Plümper-Hüttenbrink


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