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Gourde. Une bouteille à la Terre

Par Tobie @tobie_nathan
Gourde. Une bouteille à la Terre

Haro sur le plastique ! Aujourd’hui, c’est au sein de ces flacons en métal ou en verre que l’on se désaltère. Salutaire prise de conscience écologique ou confirmation des théories d’une pionnière de la psychanalyse ?

Article paru dans Philosophie Magazine, N° 136, Février 2020

Gourde. Une bouteille à la Terre
Philosophie Magazine, n°136, Février 2020

Dans les années 1960, le fin du fin du savoir psychanalytique résidait dans les théories de l’étrange Melanie Klein qui expliquait que, durant les quatre premiers mois de sa vie, le bébé ne percevait de sa mère que son sein, un sein gigantesque qui occupait tout son champ visuel. Lorsque ce sein-monde lui apportait la satisfaction totale, à la fois physiologique et sexuelle, à laquelle il aspirait, il était le « bon sein », et lorsqu’il se refusait à lui par son absence, il devenait un « mauvais sein » persécuteur. Elle appelait « position schizo-­paranoïde » ce stade que traverserait tout nourrisson. Selon Klein, les enfants débuteraient leur vie en une perpétuelle alternance entre enfer et paradis, entre schizoïdie bienheureuse et paranoïa anxieuse.

Comment diable était-elle parvenue à identifier les pensées intérieures des tout­petits, évidemment incapables de parler ? D’autant qu’à l’époque où elle développait cette théorie – les années 1930 –, en matière de sein, les nourrissons avaient plutôt affaire à des biberons. Préoccupés d’hygiène, les pédiatres préconisaient alors des biberons en verre, bouteilles graduées au goulot dotées d’une tétine en caoutchouc. Si bien que l’on pouvait penser que les premières perceptions des nourrissons étaient, non pas un sein, mais une bouteille sur laquelle ils louchaient.

Ces derniers temps, j’ai vu grossir le sac de mes amis de bouteilles en métal qu’ils appellent parfois « gourdes ». Elles sont plutôt seyantes, ces bouteilles, certaines en aluminium brossé du plus bel effet, d’autres vernies, de couleurs voyantes – écarlates, émeraude, turquoise ou or. Les entreprises marquent ces flacons considérées d’utilité primaire de leur logo et les utilisent comme support publicitaire, les offrant à d’éventuels clients. Lorsque j’ai demandé à mes amis pourquoi ils s’encombraient ainsi, tous m’ont répondu : « Pour protéger la planète ! » Bien sûr, ils ont raison d’éviter les bouteilles en plastique dont les fragments, quasiment indestructibles, asphyxient la mer. Mais je n’ai pu m’empêcher de penser à l’archaïque Melanie Klein. Elle avait presque raison : le monde des bouteilles est bien clivé en mauvais plastique et bonnes gourdes en métal.

Je les ai observées de près, ces gourdes à l’aspect attrayant, et j’ai été conforté dans mon intuition. Leur bec, artistiquement conçu, adopte la plupart du temps la forme d’un mamelon, certaines arborant même sur leur fût le dessin d’une tétine. Ils en ont la taille et la forme, ce sont bien des biberons, des biberons pour adultes. 

Gourde. Une bouteille à la Terre
Mélanie Klein vers 1920

La théorie de Melanie Klein, délirante lorsqu’elle prétendait décrire le monde intérieur des nourrissons, est bien plus apte à expliquer le nôtre. Peut-être devrions-nous prêter attention à sa prédiction. D’après elle, à la position schizo-paranoïde succéderait nécessairement la position dépressive qu’elle décrit ainsi : le bébé ayant accédé, à partir de son quatrième mois, à la perception de sa mère dans sa totalité est effondré à l’idée de l’avoir perdue. N’est-ce pas ce qui nous arrive aujourd’hui, nous qui avons dans le même mouvement perçu la Terre dans sa globalité et restons terrifiés en prenant conscience de sa fragilité ?  

À lire

Melanie Klein, « Le développement d’un enfant » in Essais de psychanalyse, pp. 29-89 (Payot, 1968).


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