Au Cachemire puis en Inde, la poésie est considérée comme une voie vers l'accomplissement de toutes les fins humaines : le plaisir, la prospérité, la vertu et la liberté. Dans les termes propres au Cachemire, la poésie est une voie complète, à la fois vers la conscience et qui, en retour, flue d'elle, parole transcendante qui se cristallise dans le jeu étroit des mots et de leur sens.
Vâmana, vers 850, est l'un des premiers cachemiriens à parler de poésie dans ses Sûtras de l'ornementation poétique. Comme la plupart des poètes de la vallée, il fut sans doute un initié. La mystique transparaît dans l'art, tout comme l'esthétique infuse et nourrit la mystique. Pour ne prendre qu'un seul exemple, la notion de camatkâra, l'émerveillement, vient de la poésie et des arts de la scène. Inversement, on peut se demander dans quelle mesure l'importance accordée à l'expérience dans la tradition de la Déesse (devînaya ou kâlîkrama) reflète les pratiques artistiques des initiés.
Selon Vâmana, la perfection en poésie, c'est-à-dire le génie (pratibhâ), naît du réveil des habitudes formées dans les vies passées :
kavitvabījaṃ pratibhānam // VKal_1,3.16 //
"Le germe de l'état de poète est l'intuition créatrice".
kavitvasya bījaṃ kavitvabījaṃ janmāntarāgatasaṃskāraviśeṣaḥ kaścit
"Le germe de l'état de poète est une sorte d'habitude spéciale provenant des vies antérieures."
Encore faut-il être capable de se concentrer :
cittaikāgryamavadhānam // VKal_1,3.17 //
"L'attention est le fait d'être concentré vers l'esprit/le coeur."
Il explique :
cittasyaikāgryaṃ bāhyārthanivṛttiḥ tadavadhānam / avahitaṃ hi cittamarthān paśyati //17//
"Cette attention (indispensable à la poésie) est le fait de se concentrer vers l'esprit, de se détourner des objets extérieurs. En effet, un esprit concentré voit les significations (des mots)."
Il précise que la poésie a d'autre auxiliaires (anga, comme dans le yoga), à savoir le lieu et le moment, indispensables pour pouvoir se recueillir : le lieu doit être isolé, vivikta, "sans personne", nirjana. Et le moment idéal est le dernier quart de la nuit, "car en vertu de ce (moment de la nuit), l'esprit se désintéresses des choses et devient limpide".
Dès lors, la poésie devient possible, à la fois en vers et en prose.
Les auteurs qui succèdent à Vâmana vont explorer de plus en plus la dimension intérieure de la poésie. Avec Kuntaka (975), une génération avant Abhinavagupta, les notions de spanda, "vibration, pulsation, frémissement" et de dhvani "résonance, suggestion" deviennent centrales. Après Abhinava, la poésie est comprise comme la voie royale de la reconnaissance.