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(Note de lecture) L'air cicatrise vite, de Jean-Louis Giovannoni, par Isabelle Lévesque

Par Florence Trocmé


S’effacer

Jean-Louis Giovannoni  l'air cicatrise vite
Le dernier livre de Jean-Louis Giovannoni, L’air cicatrise vite, rassemble des notes extraites de carnets écrits entre 1975 et 1985. La langue, réduite à l’essentiel, traduit un effort constant pour ne pas excéder nos corps étroits et fragiles. Phrases isolées parfois proches de l’aphorisme, réflexions, courts poèmes, choses vues, tous ces fragments non datés semblent des éclats de sens (ou de non-sens) sortant d’un bloc d’ombre et de silence. Leur part d’opacité rejoint celle de la vie et de sa fin. Quelques phrases constituent des amorces de récit, mais dans tout ce qui n’est pas dit réside le secret. À la question : « Qui peut parler au-delà de ses mots ? » répond peut-être la triste constatation : « Paroles, phrases… l’air les dissout. » C’est pourtant de cet air même qu’est fait le souffle de la vie emplissant douloureusement le corps à la naissance : « L’air arrache à la première respiration. On crie quand nos poumons s’emplissent. Le reste du temps, on respire à petites goulées. » Mais bientôt, trop vite, cet échange modeste avec l’air s’interrompra :
« Ultime tenue.
Et l’air alors s’avale
Entièrement.
 »
Dans À quoi bon encore des poètes ? (P.O.L, 1996), Christian Prigent lie la poésie à l’effacement : « [Ç]a n’a pas à disparaître, c’est disparu. Je dirais même : c’est toujours-déjà disparu. Mais cette propension à disparaître de et dans l’usage social, cette façon d’incarner le disparu, de formaliser ce qui disparaît – ce qui fait trou dans l’homogénéité verbalisée de la communauté –, c’est la poésie : la poésie, ça n’est même peut-être que ça, au fond. » L’air cicatrise vite de Jean-Louis Giovannoni propose un glissement vers la disparition, sans perspective d’apaisement. Le poète y dresse le constat d’un cheminement inchangé. La trace elle-même, la cicatrice, est finalement absorbée dans le mouvement naturel de l’air et du temps : « Effacer est une nécessité ».
Les vies humaines peuvent rappeler la prolifération des insectes si souvent observés et décrits par Jean-Louis Giovannoni – en particulier dans la série de ses Moches publiés par les éditions Les mains accompagnés de peintures de Stéphanie Ferrat, comme Mouche verte (2013), Pou de tête (2015) ou Oxyures (2016). Comment distinguer une blatte d’une autre, un pou d’un autre pou ? Et que change la disparition de l’un d’entre eux ? Pas de traces, aucun souvenir, le monde des vivants se referme derrière eux.
Des questions se succèdent, approches imparfaites du sujet : « Qu’est-ce qui bouge en toi quand tu bouges ? » C’est l’impossibilité de trouver le terrain stable d’une certitude. Il arrive que les considérations anatomiques tempèrent le doute : « Nous tenons à la verticale grâce aux sphincters qui retiennent notre matière. »
À l’intérieur du corps, ça communique vraiment, mais « [l]es organes ne parlent qu’entre eux ». Ce n’est pas comme entre les corps : « Toucher, c’est vérifier que nous sommes bien séparés. »
De la juxtaposition des fragments naît une logique sourde : tout s’enchaîne comme au théâtre dans un tragique dépouillé d’apparats, de sanglots, d’expiation.
D’ailleurs, certaines notes adressées, sans destinataires, retentissent pour s’éteindre : « Ne me laisse pas ici parmi les ombres ! »
À ce cri, nulle réponse. L’expression de la peur n’est pas tempérée, rien ne l’éloigne. Des formulations indéfinies (le pronom « on ») confondent des identités, celles-là même qui dès le début du livre étaient avec étonnement constatées :
« Tu réponds toujours à ton nom.
Tu t’y tiens. C’est bien.
Dehors tout bascule.
 »
De même, la négation atteint les affirmations, « [r]ien ne reste en toi. Tes mots sont trop fluides ». Ces négations, déclinées, redites, touchent des constats qui pourraient sembler rassurants :« Inutile d’attendre, tu n’es déjà plus là. »
Accumulées, elles dressent entre nous et le monde un espace qui absorbe tout appui possible. Aucun socle : « En dehors, c’est le vide. »
Or l’air détient la clef : impalpable, c’est lui pourtant qui semble tout faire disparaître sans tour de passe-passe : « Paroles, phrases…l’air les dissout. »
On ne se tient pas sur les bords de ce monde-là. Les mots ne sont qu’un secours illusoire : « Nommer une chose, c’est l’éloigner à jamais. » Et les personnes n’habitent pas plus leur nom que leur corps. Le constat est clair, la certitude : « Derrière nous l’espace se referme. » Et la couture n’est même pas visible.
En soi, le point d’appui reste introuvable. Observés par des éléments qui tiennent, « [i]mmeuble, mer, montagne », eux, que pouvons-nous ? Pris dans le mouvement perpétuel de nos corps, de notre vie (qui va vers « mourir »), nous sommes dépossédés. Parfois nous nous regardons, comme dissociés de nous-mêmes, parties d’un tout fragile et discordant comme l’est ce livre qui ne cherche pas à proposer une suite de paragraphes mais isole des entités, des affirmations des questions, surtout des négations, dans une tentative pour explorer le tout dissocié que nous sommes.
Sommes-nous notre corps ou l’habitons-nous seulement ? Est-ce un simple vêtement ? Si c’était le cas, on pourrait espérer : « J’attends toujours que quelqu’un vienne se déposer en moi. » Et surtout pensant aux êtres aimés qui s’absentent de leur propre corps et disparaissent : « Si on pouvait basculer tous ceux qu’on aime à l’intérieur de soi. »
Nous sommes aussi cette peau qui se blesse, et c’est de la vie qui s’échappe de chaque blessure. La bouche dévoreuse se referme, la blessure cicatrise si vite. Tout s’efface. Le poème lui-même est d’un secours illusoire : « Pourquoi demander aux mots de nous garder en eux ? »
Isabelle Lévesque

Jean-Louis Giovannoni, L’air cicatrise vite, Éditions Unes, 2019 – 64 p., 16 €, sur le site de l’éditeur
Extraits :

On se tient dans le visage de l’autre. En dehors, c’est le vide.
*
Un sol, même dans l’air, nous conviendrait.
*
En donnant naissance, peut-être verras-tu enfin le visage qui se cachait en toi.
p.12

*
Appartenir… à quoi que ce soit, peu importe, aux murs si besoin – pourvu que ça tienne.
p.13

*
Le visage que tu portes – ne l’achève pas ! Cet enfant coincé en toi… Et toi qui grossis, grossis autour.
*
L’un près de l’autre
Pendant des heures
Avec des petits signes
Entre les mots.
*
Derrière nous l’espace se referme. Sans cette certitude, aucun pas ne serait possible.
p.51


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