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Jorge Luis Borges – À un poète mineur de l’anthologie

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

Jorge Luis Borges – À un poète mineur de l’anthologie

Qu’est devenue, ami, la mémoire des jours
que tu possédas sur cette terre, ce tissu
de bonheur et de douleur, ton univers à toi ?

Le dénombrable fleuve des années
a tout égaré ; tu n’es plus qu’un nom dans un index.

Les autres reçurent des dieux une interminable gloire,
des inscriptions, des exergues, des monuments et de ponctuels historiens ;
nous savons seulement de toi, obscur ami,
que tu entendis le rossignol, un soir.

Parmi les asphodèles de l’ombre, ton ombre vaine
doit penser que les dieux furent avares.

Mais les jours sont un filet de misères triviales ;
qui sait si le meilleur sort n’est pas d’ être la cendre
dont est fait l’oubli ?

Sur d’autres les dieux ont jeté
la lumière inexorable de la gloire, qui observe les entrailles et dénombre les crevasses,
de la gloire, qui finit par friper la rose qu’elle vénère ;
pour toi, mon frère, leur pitié fut plus grande.

Dans l’extase d’un soir qui ne doit pas être une nuit,
tu entends la voix du rossignol de Théocrite.

*

A un poeta menor de la antología

¿Dónde está la memoria de los días
que fueron tuyos en la tierra, y tejieron
dicha y dolor y fueron para ti el universo?

El río numerable de los años
los ha perdido; eres una palabra en un índice.

Dieron a otros gloria interminable los dioses,
inscripciones y exergos y monumentos y puntuales historiadores;
de ti sólo sabemos, oscuro amigo,
que oíste al ruiseñor, una tarde.

Entre los asfodelos de la sombra, tu vana sombra
pensará que los dioses han sido avaros.

Pero los días son una red de triviales miserias,
¿y habrá suerte mejor que ser la ceniza,
de que está hecho el olvido?

Sobre otros arrojaron los dioses
la inexorable luz de la gloria, que mira las entrañas y enumera las grietas,
de la gloria, que acaba por ajar la rosa que venera;
contigo fueron más piadosos, hermano.

En el éxtasis de un atardecer que no será una noche,
oyes la voz del ruiseñor de Teócrito.

***

Jorge Luis Borges (1899-1986) – El otro, el mismo (1964)Œuvre poétique: (1925-1965)

(Gallimard, 1985) – Traduit de l’espagnol (Argentine) par Nestor Ibarra.


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