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Un grand acteur-performer : Albert Vidal

Par Contrelitterature

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Regarder la vie

avec les yeux de la mort

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Maryse Badiou

   Grand voyageur cosmopolite, réceptif à la société de son temps, le catalan Albert Vidal a pérégriné d’un continent à l’autre, à la rencontre de sociétés primitives pour s’y immerger avec courage, empathie et symbiose. À partir de ce lien ininterrompu avec les cultures populaires, il a créé un art conceptuel pluridisciplinaire – où s’entrelacent le mouvement, le chant, la parole proférée, la marionnette et le masque – faisant de lui un artiste insolite : transhistorique.

   Marcheur infatigable à la découverte de chemins de traverse, élogieusement salué en Europe, notamment par The Institute of Contemporary Arts de Londres, qui, en 1994, l’a désigné comme « The Grand Master of European Performance Art », Albert Vidal interpelle par un processus de création sans concession, fondé sur son expérience existentielle.

Les racines

   « Je voulais être Chaplin, Keaton, Arbuckle, Sterling… » a-t-il dit. La vocation d’Albert Vidal a donc pour origine le personnage peut-être le plus atypique de l’histoire du théâtre : le clown, comme maître du désordre. C’est-à-dire, quelqu’un qui, pour exister, doit se mouvoir dans le déséquilibre, dans l’instabilité permanente, quelqu’un qui, supprimant les limites, s’approprie d’autres entités. Toujours situé à la frontière, à la marge, il instaure une distance hors des codes établis, provoquant le rire libérateur, créateur de métamorphoses et de nouvelles réalités.

   L’artiste et grand pédagogue Jacques Lecoq a conduit Albert Vidal vers la route de ses rêves. Lecoq, la figure emblématique du « théâtre physique » des années soixante, transmet au jeune Vidal les fondamentaux techniques et idéologiques de l’art de l’acteur. Il lui apprend que l’artiste est créateur de formes et que son travail sur le geste, la couleur, le rythme, son travail sur les masques, le maquillage, le costume, les lumières, la musique, s’élabore dans le même temps que s’élaborent les formes de représentation signifiantes qui donnent naissance à une esthétique et, par-delà, à un genre dramatique.

   Albert Vidal, cependant, prend conscience que ces formes tombent, avec le temps, dans une sclérose létale, syndrome, pense-t-il, de la culture officielle. Cette conviction le conduit à faire un acte qualifié de contreculture, lors de la cérémonie de fin d’année de la respectable école du Piccolo Teatro de Milan où il était professeur. Sa contribution au spectacle fut alors la présentation inattendue d’une superbe vache déambulant dans la salle de danse de l’école, comme une interminable provocation.

   Dès lors, il devient de plus en plus évident pour Albert Vidal que les formes de représentation, même les plus stylisées, ne sont qu’une simple imitation de la réalité et qu’elles ne peuvent répondre à ses doutes et attentes. C’est ainsi qu’il part à la recherche de formes qui ne relèvent plus du réalisme imitatif mais de l’abstraction. De là, un nouveau palier à franchir : une nouvelle étape de questionnements et d’expériences existentielles.

   Dario Fo lui offre une possibilité de gravir quelques marches dans ce sens. Inclus dans le collectif théâtral « La Comune », de Milan, le catalan participe alors de ce courant contestataire animé par un secteur de la culture italienne et par la gauche extraparlementaire des années 1970. Dario l’encourage et lui attribue le premier rôle dans Traliccio diStato, salué par le critique dramatique Mario Soldati (Il Mondo, 7 juillet 1972).  Or, l’enjeu politique de l’art engendre à son tour un travail souterrain et soutenu sur les formes : Dario Fo cherche son propre langage dramatique à travers la commedia dell’arte et modifie drastiquement son rapport au texte écrit pour faire place à l’improvisation et à l’expression du corps qui devient danseur et acrobate du verbe. Dario Fo prend la communication verbale comme matériau d’expérimentation. Il parlera plus tard en grammelot, en un langage hors normes, fait d’onomatopées, d’altérations rythmiques, sonores et syntaxiques de la chaîne parlée.  Cette rupture des codes de communication humains et artistiques influent sur l’évolution artistique d’Albert Vidal qui revient se ressourcer dans son berceau natal.  

Initiation au langage tellurique

   L’art vécu comme mode d’appréhension du monde, comme possibilité de saisir d’autres réalités par-delà les apparences, est l’attitude qu’Albert Vidal a développée au fil des ans dans sa ferme pyrénéenne et son archerie du IXe siècle. C’est là qu’il se réfugie pour faire des expériences théâtrales comme le ferait un alchimiste dans son cabinet. C’est là que naîtront des spectacles montés dans des lieux non conventionnels, tel que l’Apéritif (L’aperitiu), présenté au Festival mondial du théâtre universitaire de Nancy (1980), tout comme d’autres propositions non verbales où le corps, à travers un jeu de déconstruction, perd son image figurative pour saisir, par-delà la subjectivité et la temporalité, toutes les lois de la marionnette posées, au XVIIIe siècle, par le dramaturge Heinrich von Kleist, des lois qui fascinèrent, un siècle et demi plus tard, Gordon Craig, le grand visionnaire des avant-gardes  historiques. Si, durant cette étape, l’accueil du public et de la critique dramatique ont été favorables à Albert Vidal, il n’en reste pas moins, qu’en tant que créateur, il demeure encore insatisfait. Ses œuvres, bien qu’ayant subi une altération de l’image réaliste, lui paraissent toujours engagées dans une impasse. Ce constat renvoie à la position de Piet Mondrian qui, au contraire de Kandinski, s’était désolidarisé du cubisme car la reproduction réaliste de l’objet ne disparaissait pas totalement de la toile. De la même manière, l’art, pour Albert Vidal, doit rompre radicalement avec la reproduction réaliste de la nature afin d’atteindre et communiquer d’autres dimensions. Pour l’artiste catalan, l’art meurt s’il  n’imite que le réel. Cette réflexion le pousse à conclure que, dans nos latitudes, l’art est déjà mort. C’est alors que de manière saisissante et métaphorique, il va mettre en scène la mort. Mieux encore, dans un engagement radical inouï, Albert Vidal « actualise » ses propres funérailles qu’il orchestre en une facture légendaire.

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   Sa performance L’enterrement (L’enterrament, 1982) a été un événement mémorable par la confusion qu’elle suscita avec la publication dans la presse des faire-part de son décès, la location du corbillard, des employés des pompes funèbres, et, dans la pénombre, Albert Vidal reposant dans son cercueil en costume-cravate. En effet, à la lueur des bougies, il fut possible d’assister à la mise en bière, de voir comment les croque-morts la hissaient dans un corbillard drapé à l’ancienne et  garni de couronnes de fleurs. Il fut possible de le suivre en cortège, allant dans la  direction du cimetière où, à l’entour d’une courbe et en un clin d’œil,  il disparut dans un fourré de la forêt pyrénéenne sans qu’on puisse le rejoindre. 

   Si l’art est mort, il faut le réinventer. L’artiste catalan part au Japon à sa recherche pour travailler dans ce sens avec Kazuo Ohno, un des pionniers du Butô et grand maître de ce genre dramatique, né dans l’underground de Tokyo, grâce à la formidable faculté de syncrétisme de certains artistes qui, dans les années cinquante, ont su assimiler les avant-gardes occidentales, sans rejeter pour autant leur culture ancestrale. L’esprit philosophique et religieux du Butô nourrira Albert Vidal en contribuant à forger son langage théâtral, élaboré dans un idéal avant-gardiste d’objectivation du corps humain et enrichi de caractères mystiques.

   Parmi les différents aspects théoriques du Butô, le catalan retient l’idée que, dans l’espace scénique, le corps de l’acteur est conçu comme étant mû de l’intérieur, comme s’il se mettait en mouvement sous l’action d’une source interne d’énergie qui le conduirait vers un processus d’inversion révélateur d’énergies subtiles.

   Suivant son intention de fuir la mimesis, Albert Vidal se laisse porter vers cet univers intérieur, là où les formes ne sont pas encore devenues signes : là où elles ne signifient rien d’autres qu’elles-mêmes. Ce projet artistique, Albert Vidal va le matérialiser à Hellin, une localité de Castille-La Manche qui conserve quelques vestiges d’art rupestre.

   Là, un événement insolite, tout à fait inédit, eut lieu devant un public restreint. Là, au cours de la performance, Alma de serpiente (Âme de serpent, 1987), il fut possible de voir comment l’artiste catalan se laissa ensevelir sous des kilos de terre, au son des tambours et des clairons. Le performer, qui respirait à l’aide d’un tube en caoutchouc, ne réapparut à la vue de tous que lorsque les ondes vibratoires et sonores des musiciens réussirent à réveiller en lui le flux tellurique à qui la mère-terre donne origine. C’est-à-dire, jusqu’au moment de l’éveil des formes en soi, de ces formes qui, à ce stade, ne sont qu’action d’énergie tellurique.

   Dans cette matrice de la mère terre, dans ce milieu énergétique, les formes engendrent leurs propres mythes et archétypes. Ainsi, Alma de serpiente donne naissance à l’allégorie du serpent, l’alter ego du performer qui, dans le sacrifice symbolique de sa propre mort, créera  plus tard El Princep (Le prince, 2003), l’œuvre où la figure du Prince incarne l’archétype de l’amour révélé.  À ce stade, Albert Vidal retrouve des concepts particuliers aux avant-gardes historiques, notamment des expressionnistes qui croyaient en la valeur constructive de l’énergie, considérée comme le centre dynamique d’une mythologie du futur.  

L’art tellurique

   Si l’art non figuratif de Picasso ne recherche pas une comparaison entre la nature et son image mais une comparution de ce qui est situé au-delà des apparences, de même l’art tellurique, créé par Albert Vidal, offre au langage théâtral de nouveaux codes dramaturgiques pour incarner ce qui échappe à notre réalité visible et audible. C’est peut-être pour cela que Mondrian ne voulait peindre rien d’autre que des lignes verticales et horizontales, prises comme des formes premières et primaires.

   Ce saut artistique qui fait basculer la mimesis se retrouve au sein des rituels primitifs, notamment dans certaines pratiques chamaniques des monts Altaï de Mongolie, auxquelles le performer catalan a été longuement initié. Ces pratiques subsistent aussi dans des cérémonies organisées à partir de la transe et de la possession, telles qu’Albert Vidal a pu les vivre au Niger, lors de son initiation au culte Bori par la Zima, la devine-possédée, de l’ethnie Haoussa. De la même manière, l’artiste est allé au contact des traditions populaires et mystiques de l’Inde et de l’île de Bali. Assoiffé de connaissance, il s’arrêta de longs mois sur les flancs de l’Himalaya au Monastère de la religion Bön – cette religion préexistante au bouddhisme – où il bénéficia de la sagesse du Menri Trizin, le chef spirituel de la communauté. Là, tout en participant à la vie monastique de cette religion tibétaine, l’artiste catalan eut l’immense privilège de pouvoir échanger avec les moines Bön de riches expériences dans le domaine de la voix et du chant.

   De là, un long travail de synthèse de plusieurs années qui aboutit à Las cuevas del alma  (Les cavernes de l’âme, 2019) : l’édition d’un livre en collaboration avec le photographe Leopold Samso. À première vue, il semblerait qu’il ne s’agisse que d’un livre de photographies des différentes expressions faciales et corporelles de l’artiste lors d’une de ses performances. Pourtant, il s’agit d’une œuvre d’une autre dimension : d’un concert d’images.

   « Dans ce travail, je ne me sens pas du tout acteur », confesse-t-il. Tout se déroule d’ailleurs sans public, seul l’appareil-photo explore et capte l’expression du subtil que révèlent des moments de fulgurance, traversés de conscience et d’esprit. 

   Le performer s’abandonne, se laisse habiter par des présences énergétiques qu’il canalise, laissant venir à lui des êtres allégoriques qu’il rencontre dans les abîmes de l’âme, à travers des errances infernales, à la croisée des arcanes dantesque de la comédie humaine.

   L’artiste  n’interprète pas. Les allégories, telle que la méfiance par exemple, il ne les représente pas, il ne les  joue pas : il s’offre à elles, il les reçoit et incarne leur concept dans une abstraction exsangue de toute subjectivité. L’objectif de l’appareil-photo absorbe l’expression des forces dynamiques qui s’incarnent dans l’espace et, tel un médiateur magique, il les véhicule virtuellement vers quelque chose de transcendant, de niveau cosmique. Pour Albert Vidal, l’appareil photo serait non seulement une sorte de matrice qui générerait et fixerait des formes en les éternisant mais il serait aussi le fil conducteur, le canal vecteur, capable de connecter l’artiste-officiant à un principe d’unicité : à un tout paradoxal.

   Le déclin de la civilisation occidentale, la décadence de la société contemporaine, cette fin avérée d’un monde, conduisent Albert Vidal au plus profond de l’océan de l’âme humaine afin d’en faire remonter, hors de tout jugement moral, une noblesse enfouie, dont il devient l’orpailleur visionnaire.

   Toutes ces tentatives de décryptage de l’âme dans ces lieux les plus sacrés du corps, ne pouvaient atteindre ce degré de finesse sans l’œil inspiré du photographe Leopold Samso.  Entre les deux artistes s’est établie, au fil de trente années de travail, une complicité et une symbiose professionnelle aujourd’hui magiquement reflétées dans Las cuevas del alma, une œuvre qui exprime de manière admirable la quête spirituelle d’Albert Vidal.

   Ces instants où l’objectif capte l’essence des choses, où il universalise dans l’éternité les moments fugaces d’un état, où il incarne le subtil avec le regard distancié de la mort, tous ces instantanés ont été possibles parce qu’ils ont été saisis durant deux ans, en marge d’un travail photographique de studio, aux aguets des moindres nuances de la lumière naturelle.  On peut dire que la démarche philosophique, métaphysique, qu’Albert Vidal a matérialisée dans Las cuevas del alma, est l’expression la mieux aboutie de son art tellurique. Ici, mieux que jamais, sa recherche dramaturgique dans le non verbal et le visuel s’élabore grâce à des techniques corporelles spécifiques et dans le jeu réapproprié de systèmes communicants et de réseaux  d’énergie maîtrisés.

   Albert Vidal parvient dans Las cuevas del alma à  appréhender un ordre unificateur et souverain. En un élan dynamique et propitiatoire, il cherche à révéler un principe harmonique, le principe premier : le silence. L’artiste-officiant se propose de donner à voir l’ordre harmonique du silence unificateur, vivant, musical, illuminé, qu’il honore avec ferveur dans l’acte sublime de la création : son worshipping, son offrande, sa mission et sa foi. 

(Cet article est paru dans le n°1 de la revue Contrelittérature, Hérésiarques & Cie)

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